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qu’il succombe pour assurer la pérennité de la grande tribu, l’Espagne le raille, l’Italie profite de l’occurrence pour se compléter, elle arme en hâte et va dépouiller le vieillard des sept collines. Il me semble évident que Napoléon III s’est regardé comme le chef, comme le porte-glaive de la race latine, et que toute sa politique extérieure a été mue par cette pensée. Ceux d’au-delà des Alpes ne l’ont pas compris ; plaise à Dieu qu’ils n’aient point à s’en repentir !

A travers le désastre général, un désastre particulier fondit sur moi, — « domestique et terrible, » aurait dit Montesquieu; — la tempête m’emporta. Passons, je n’ai pas à raconter mes angoisses. Un jour peut-être, si j’en trouve l’énergie, j’écrirai le récit du cauchemar dans lequel je me suis débattu pendant dix-neuf mois et dont j’ai triomphé; s’il me fallait subir encore une des heures que j’ai vécues à cette époque ou mourir, j’embrasserais la mort avec reconnaissance. Je n’étais plus à Paris. Flaubert m’écrivait : « Où es-tu? que fais-tu? Ah! quel malheur sur toi! que vas-tu devenir? » Je répondais : « J’ai bon courage, et jusqu’au-delà des forces humaines, je lutterai. » Et tous deux nous nous écrivions : « Ah ! comme ils sont heureux ceux des nôtres qui sont morts! » Flauber, tout assommé qu’il fût par la défaite de la France, avait non-seulement gardé de l’espoir, mais il se nourrissait, il se gorgeait d’illusions, prêtait l’oreille et croyait toujours entendre les salves annonçant une victoire. Dans son besoin de croire au salut, dans son désir passionné d’échapper au désastre, il vécut de rêves. Rien ne l’éclaira : son amour pour le pays l’avait aveuglé. Il crut aux francs-tireurs, aux vengeurs de la mort; il crut que les hommes sont des soldats et que les foules sont des armées; il crut à Glais-Bizoin, à Crémieux ; il crut aux proclamations, il crut au ballon libérateur, il crut au « pacte avec la victoire ou avec la mort, » il crut que le recul de nos armées n’était qu’une manœuvre stratégique, il crut que Rouen se ferait sauter plutôt que de recevoir l’ennemi, il crut que Paris ne capitulerait jamais, il crut aux sorties torrentielles, il crut à l’intervention européenne, à l’arrivée des Américains, il crut à la lassitude allemande, — il crut à tout, excepté à la défaite. En cela il fut inébranlable; l’armistice était conclu, Paris était ouvert, la paix était signée qu’il ne l’admettait pas encore.

J’enviais sa foi profonde, car nulle espérance ne survivait en moi. J’avais suivi des armées en campagne et je savais que la démoralisation causée par une déroute équivaut à la perte de la moitié de l’effectif. Les hasards de mon existence m’avaient fait vivre près d’une ville forte d’Allemagne, et sans être un bien grand capitaine,