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Je me sauvai. Je venais de comprendre pourquoi la défaite était si profonde. Cela ne rappelle-t-il pas le siège de Paris et la retraite de Marphise racontés par l’Arioste : « Pour la timide populace peu déposée à s’exposer au danger, elle se contentait de crier de loin : « Courage, amis ! courage ! »


XXX. — LES DERNIÈRES TOMBES.

Je n’ai point quitté Paris pendant la durée de la commune ; j’ai raconté une partie de ce que j’en sais. Flaubert m’écrivait : « Es-tu arrêté ? » Je lui répondais : « Pas encore. » Il s’en fallut de peu ; mais le comité de salut public y mit de la négligence. L’ordre de m’écrouer à Mazas, signé de Gabriel Ranvier et de Gambon, fut expédié le 22 mai. À ce moment, « les Versaillais » étaient chez moi ; les communards s’y sont pris trop tard. Contrairement à mes habitudes sédentaires, je sortais beaucoup pendant ces jours de folie furieuse et je rencontrais peu de personnes de connaissance, car tout le monde s’était évadé de la ville impie qui se préparait à se brûler sous les yeux des Allemands. Un jour, cependant, vers le commencement du mois de mai, passant au coin de la rue du 4 septembre et de la place de la Bourse, je me trouvai face à face avec Auber, que j’avais connu chez Pradier. Il avait alors quatre-vingt-six ans. La dernière fois que je l’avais aperçu, il était au milieu d’un froufrou de robes de soie parmi lesquelles il ne semblait pas se déplaire. C’était toujours cet homme correct, propret, élégant, malgré son grand âge ; mais l’expression de son visage avait une sorte de résignation désespérée ; il était comme tassé sur lui-même et nul sourire n’effleura ses lèvres lorsque nous nous serrâmes la main. Nous parlâmes de l’heure présente ; il levait les épaules avec un geste où il y avait plus encore de dégoût que de découragement ; il me disait : « J’avais neuf ans, je m’étais sauvé du magasin de mon père, qui était marchand d’estampes, et j’ai vu passer la voiture dans laquelle était enfermé Louis XVI, le 21 janvier 1793. Je me rappelle bien la révolution ; nous ne mangions pas tous les jours à notre appétit ; le pain manquait souvent à la maison, c’était sinistre, mais c’était moins criminel, c’était moins bête que ce que l’on fait aujourd’hui. » Longtemps nous causâmes ; en le quittant, je lui dis : « Au revoir ! » Il secoua la tête : « Non, adieu ; je suis sur mes fins ; le vieux cerf est forcé ; je mourrai mercredi ou jeudi prochain. » Il se tint parole ; le jeudi 11 mai, il était mort doucement, comme un homme qui s’endort de fatigue. « La tâche de la longue journée est finie, il est temps d’aller dormir, » a dit Shakspeare. Ce fut un maître charmant, d’une inépuisable fécondité, vers lequel les compositeurs d’aujourd’hui regardent