Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/819

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je suis la civilisation, tandis qu’elles ne sont que la bêtise et la férocité, » Il était ému : « Je ne voudrais pas mourir, reprenait-il, mais je voudrais être mort. Ah ! que notre pauvre Louis a eu d’esprit de s’en aller et de ne pas assister à ces misères ! Nous avions de l’imagination au temps des beaux jours de Hernani et du Roi s’amuse, mais moins que ces gorilles qui se croient des Sardanapales parce qu’ils ont brûlé la maison du voisin et se sont sauvés. » Nous restâmes longtemps à causer sur le quai d’Orsay ; il s’ouvrait tout entier et me racontait sa vie, c’était lamentable. Encore une fois et à un âge où l’on ne remonte plus les pentes, il était redescendu au plus bas. La révolution de 1848 l’avait frappé au moment où une certaine aisance acquise par le travail lui permettait d’établir sa vie dans des conditions supportables ; il s’était remis à l’œuvre patiemment, courageusement ; pierre à pierre il avait reconstruit son édifice et lorsqu’il était parvenu à lui donner quelque ampleur et quelque solidité, la révolution du 4 septembre détruisait le refuge où il comptait abriter sa vieillesse. Il était triste, sans amertume ; ses chagrins se doublaient d’irritation domestique, d’humiliations, de fréquentations forcées dont il me parla longuement et que je n’ai point à raconter. Puis revenant aux difficultés de son existence, à la malchance qui semblait le poursuivre, il ajoutait : « J’étais un poète, les gouvernemens ne l’ont pas su et, du reste, ils ne s’en souciaient guère ; si je n’avais pas eu mon feuilleton de théâtre, comment aurais-je pu vivre ? » Ceci est strictement vrai et n’est point à l’honneur des nombreux régimes dont Gautier a vu la naissance et la chute. Kepler faisait des livres d’astrologie pour gagner de quoi manger et poursuivre ses travaux d’astronomie ; il disait : « La fille bâtarde nourrit la fille légitime. » Théophile Gautier aurait pu en dire autant ; pour lui, c’est la critique dramatique qui a nourri la poésie. Or cette critique dramatique, inutile, sans portée d’avenir, sans autre intérêt qu’un intérêt éphémère, a pris son temps et l’a détourné d’œuvres plus sérieuses. Si, au lieu des douze ou quinze cents feuilletons qu’il a brochés dans la Presse, dans le Moniteur universel, dans le Journal officiel, il eût composé cinq ou six mille vers de plus, la France y eût gagné et la besogne dramatique n’y eût rien perdu. Napoléon III s’était rendu compte de cette situation précaire des poètes, qui ne peuvent guère s’abandonner à la poésie qu’à la condition de demander des moyens d’existence à la prose et il avait résolu d’en choisir six auxquels une pension de 6,000 francs serait accordée sur sa cassette ; Théophile Gautier était du nombre, il le savait et s’estimait heureux d’être débarrassé de quelques soucis dont la persistance interrompait souvent ses entretiens avec la muse. Malheureusement on dressa par ordre alphabétique la liste des