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que de raconter contre quelles défaillances physiques, contre quelles révoltes de la matière il eut à se défendre. Sous le fardeau d’un tel mal, être l’écrivain qu’il a été dénote une force d’âme peu commune et une intelligence exceptionnelle. Sain de corps, il est diminué; malade comme il l’a été, il devient et reste extraordinaire. Faire à ses mânes l’injure de ne pas le montrer tel qu’il était eût été une niaiserie sentimentale dont mon affection pour lui ne pouvait se rendre coupable. Il faut plus que de l’énergie à un boiteux pour gagner le prix de la course.

J’étais malade lorsqu’il mourut et l’émotion que m’a causée sa mort n’a point hâté ma guérison. Je n’ai pu prendre place derrière son cercueil et l’accompagner jusqu’à « l’endroit où l’on dort. » Je ne le regrette pas; si j’avais marché auprès de sa dépouille, j’aurais porté toute notre jeunesse, notre vie en commun, nos illusions, nos espérances, notre inaltérable affection, et le poids eût été si lourd que j’aurais peut-être fléchi avant d’arriver au bout.


C’est fini ; la dernière tombe est fermée : vieux fossoyeur, tu peux déposer ta bêche.


A tout livre il faut une conclusion : celle que j’ajouterai à ces tristes pages sera courte. On prétend que Villemain a dit : « Les lettres mènent à tout, à la condition que l’on en sorte. » Je dirai : Les lettres consolent de tout à la condition que l’on y reste, que l’on se donne à elles sans esprit de retour et qu’on les respecte absolument. Elles sont la compagne des bonnes heures et l’amie des heures douloureuses ; autour de celui qui les aime, elles forment un rempart contre les choses éphémères; elles l’enferment dans un cercle dont nulle joie n’est exclue et où les satisfactions médiocres ne peuvent trouver place. Je ne connais pas de fonction plus belle que celle de l’écrivain indépendant et désintéressé. Si à l’amour du travail et de la vérité, il joint un peu de modestie ; s’il a assez étudié l’histoire des nations pour savoir que nulle défaite n’efface la gloire passée, que nul triomphe n’assure la gloire à venir; si, dédaigneux des formes transitoires de la politique, il ne regarde que vers la justice et vers la liberté; s’il n’a d’autre ambition que de faire de son mieux; si, malgré les déceptions de la vie individuelle et les amertumes de la vie collective, il a reconnu, compris, admiré la grandeur de son temps; s’il a cette fortune d’avoir des amis comme ceux que j’ai perdus, comme ceux qui m’entourent encore, il devra rendre grâce à la destinée, car il aura été heureux,


MAXIME DU CAMP.