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abandonnés, soit qu’après les avoir engendrés avec la prolifique insouciance des classes pauvres, principalement dans la race anglo-saxonne, ils les aient mis tout simplement à la porte pour se débarrasser des frais de leur éducation, soit qu’ils les aient laissés à New-York en acceptant quelque engagement dans les contrées du Far-West. Ces petits abandonnés vivent à demi honnêtement de leur industrie, à laquelle ils joignent bien un peu de mendicité, mais où ils déploient déjà l’instinct commerçant de la race. Un jour je demande un journal à un garçon qui n’en avait plus que deux ou trois à la main : « C’est trois cents, me dit-il, en me tendant son journal. — Pourquoi trois cents, lui dis-je ? le prix marqué est un cent. — Parce que ce sont les derniers. » Voulant voir s’il tiendrait bon : « Je ne veux pas payer plus que le prix marqué, » lui répondis-je. Immédiatement, sans discuter, il reprit son journal et s’en alla l’offrir à un autre. Nous n’avons point à Paris cette race de commerçans précoces et tous les enfans qui ne sont point en apprentissage régulier se livrent plus ou moins dans nos rues au vagabondage, à la mendicité, au larcin. Mais si rien n’est plus légitime que de mettre ainsi de bonne heure à profit les lois de l’offre et de la demande, cette vie nomade n’en est pas moins pleine de périls pour des garçons et surtout pour des filles, car si la journée se passe encore à peu près honnêtement, que feront-ils, que feront-elles la nuit ? C’est à ces dangers du vagabondage nocturne que le Childrens Aid Society a paré en élevant pour eux dans la ville un certain nombre de dortoirs où l’hospitalité leur est donnée, non point gratuitement, car ce serait encourager la paresse, mais moyennant une légère rétribution, quotidiennement perçue. Ceux-là même qui peuvent payer un prix un peu supérieur ont droit à un dortoir moins peuplé avec des lits meilleurs. L’une de ces maisons destinée aux jeunes filles porte ce nom qui m’a touché : Home for friendless girls : Maison pour les jeunes filles sans amis. L’organisation de ces maisons s’est même compliquée ; elles sont devenues, pour les enfans qu’elles reçoivent, à la fois des maisons de prêt et des caisses d’épargne. Lorsqu’un enfant veut s’établir blacking boy, la société lui fait l’avance des fonds nécessaires à l’acquisition des ustensiles indispensables : brosses, cirage, boite, etc., environ deux dollars, et se récupère ensuite par des remboursemens successifs prélevés sur les bénéfices de l’enfant. À d’autres elle rend le service de garder leur argent en leur servant un modique intérêt. Il y a là, comme on le voit, une organisation très ingénieuse basée à la fois sur la charité et sur le self help qui produit de très bons résultats. J’ai visité une de ces maisons, le jour malheureusement, ce qui fait qu’elle était vide, mais il est impossible de voir sans émotion ces étroites couchettes où viennent le soir chercher un abri tous ces enfans sans famille,