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Mais, moitié paresse, moitié insouciance, ils se sont accoutumés de bonne heure à cette vie à la fois oisive et misérable des grandes villes, et ils n’ont pas l’énergie nécessaire pour s’en tirer. Sauf donc pour les débiles et les infirmes, on peut dire que cette misère est en quelque sorte une misère volontaire, et c’est peut-être à cause de cela même qu’elle a quelque chose de particulièrement triste et hideux.

Pendant que je vagabonde ainsi au hasard d’une fantaisie qui m’entraîne, je ne sais pourquoi, de préférence vers les spectacles les moins gais, la ville de New-York est en pleine période électorale, le second mardi de novembre (jamais, comme chez nous, un dimanche, ce serait une profanation) étant jour d’élection dans toute l’étendue du territoire des États-Unis. Il s’agit d’élire des candidats à toute espèce de fonctions : députés au congrès de Washington ou au congrès d’Albany (la capitale de l’état de New-York), conseillers municipaux, magistrats, fonctionnaires de tout ordre, etc. Cela aussi m’intéresserait fort et j’aimerais à pouvoir assister à quelqu’une de ces réunions électorales dont je lis le matin le récit dans les journaux et qui, d’après ces récits, un peu exagérés, me dit-on, seraient fort orageuses. Mais je ne puis être partout à la fois. Ce qui ajoute à la violence de ces réunions, c’est que la ville de New-York n’est pas divisée seulement entre républicains et démocrates, comme toutes les villes américaines : les démocrates qui y sont, sauf dans certains districts, en grande majorité, sont eux-mêmes coupés en deux fractions : celle de Tammany Ring et celle d’Irving Hall, sans compter une troisième de création récente. Or de Tammany Ring à Irving Hall, on se traite et on s’injurie beaucoup plus violemment, il me semble, que de démocrates à républicains. Jusque-là il n’y a rien qui ne soit tout à fait conforme à nos mœurs politiques. Mais ce qui est plus américain, c’est que parmi les candidats se trouvent cinq magistrats soumis à la réélection, et je ne puis m’empêcher de dire à mon ami S... combien cela me paraît choquant de voir des juges périodiquement jugés par leurs justiciables : « Vous avez peut-être raison en théorie, me dit-il, mais comme nous avons senti les inconvéniens de ce système, nous avons essayé de le corriger dans l’état de New-York. Une loi récente a fixé pour les fonctions les plus élevées de la judicature une durée de quinze ans, et comme aucun candidat n’arrive à ces fonctions avant d’avoir passé assez longtemps au barreau ou dans les affaires pour se créer une notoriété, c’est-à-dire avant quarante ou cinquante ans, et comme l’âge de la retraite pour ces mêmes fonctions est fixé à soixante-dix ans, on peut dire que ces juges sont nommés à vie. De plus, pour empêcher que les questions politiques ne décident uniquement