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et, bien qu’appuyé par le parti républicain, il se présente un peu en dehors de toute coterie politique, sans le secours de la machine, expression intraduisible dans notre langue. Mais généralement on croit peu à son succès.

Le jour de l’élection, je demande à visiter les bureaux de vote, m’attendant à trouver aux alentours une foule très animée. Point. Je ne vois guère que des distributeurs de bulletins. Il y a dans chaque bureau autant d’urnes qu’il y a de candidats à élire, c’est-à dire environ huit ou dix. Tandis qu’en France il est impossible de nommer simultanément un conseiller-général et un conseiller d’arrondissement sans que plusieurs erreurs se produisent, ici, aucune contusion n’est possible, grâce à une précaution très simple. Chaque bulletin doit porter au dos (en général on ne vote jamais qu’avec un bulletin imprimé) un numéro répondant à celui de la boîte où il doit être mis, et les scrutateurs vérifient le numéro des bulletins avant de les mettre dans l’urne. Les opérations électorales paraissent se faire honnêtement. En est-il de même de l’inscription sur les listes électorales ? Mystère. On dit beaucoup le contraire. Toute la journée, la ville est parfaitement tranquille. Je m’attends à quelque animation dans la soirée. Même calme dans les rues. Tout près de l’hôtel de Fifth Avenue est un transparent électrique sur lequel on voit habituellement apparaître et disparaître chaque soir des affiches qui changent toutes les minutes. Ce soir, les affiches sont entremêlées de résultats électoraux, et que ce soit le candidat républicain ou le candidat démocrate qui triomphe, ces résultats sont accueillis avec la plus parfaite indifférence par la foule assez restreinte qui stationne devant le transparent. Est-ce qu’aux États-Unis, comme en France, la démocratie commencerait à se dégoûter de son pouvoir et par l’abus en arriverait à la satiété ? Les chiffres donnés n’ont au reste rien de définitif et ce n’est que par les journaux du lendemain que j’apprends les résultats certains. Le richissime candidat républicain dans New-York et le boss démocrate dans Brooklyn sont également battus, de sorte qu’aucun des deux partis n’a de raison pour chanter victoire. Mais les journaux qui se piquent d’une certaine indépendance, comme le New York Herald, se réjouissent du résultat général des élections, qu’ils représentent comme signalant un commencement de réaction dans l’opinion publique contre l’influence de la fortune et contre celle des coteries politiques. C’est, disent-ils, la défaite de l’argent et du bossism. Je ne serais pas étonné que le pronostic fût juste et que les excès mêmes auxquels on en est arrivé n’amenassent bientôt aux États-Unis une réaction contre ce double fléau des démocraties, la corruption et la tyrannie des comités. Mais si c’est un commencement, il faut convenir qu’il y a encore fort à faire.