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dire de général, à l’occasion de Pot bouille, qui ne convienne aux Fleurs du mal, et ne tombe d’aplomb sur ce prétentieux Baudelaire. Et si l’on se plaint qu’il n’y ait pas dans le monde où l’auteur de Nana nous fait vivre un seul personnage à qui l’on puisse vraiment s’intéresser, on peut, il faut même se plaindre qu’il n’y ait pas dans les vers du poète de la Charogne un seul sentiment où l’on puisse sympathiser. Cependant il n’a pas moins fallu que le public reçût en quelque sorte le choc du naturalisme au théâtre, et sur la scène de la Comédie-Française, non pas peut-être pour qu’il comprît, mais pour qu’il sentît toute l’importance de la question.

Est-ce donc d’hier que l’artiste s’est avisé de mettre le personnage sympathique à la scène, ou de le faire figurer dans le roman? Mais, au contraire, c’est d’hier, et d’hier seulement, que l’on s’efforce à l’en éliminer. Pour se rendre la tâche plus aisée, les naturalistes ont assez habilement imaginé de confondre sa cause avec celle de la comédie de Scribe. J’estime qu’il faudrait un peu laisser Scribe dormir paisiblement dans sa tombe; ou bien on finira par nous faire croire que ce mort continue de vivre, puisqu’il faut tous les jours qu’on le tue. Le fait est qu’il y a des personnages sympathiques dans l’épopée d’Homère et dans la tragédie de Sophocle; il y en a aussi dans le Ramayâna de Valmiki et dans le Pi-pa-ki de Kao-Tong-Kia. Est-ce de l’Othello de Shakspeare, peut-être, qu’ils seraient absens, ou de l’Andromaque de notre Racine ? Mais il ne me semble même pas, — ayant sans doute la vue courte et le préjugé tenace, — qu’ils manquent, ni dans le drame de Victor Hugo, ni dans le roman de Balzac. Si donc il y a convention, elle est constante; et quoi que l’on dise de la force de l’accoutumance, ou, si l’on aime mieux, de la paresse naturelle de l’esprit humain, une convention constante a quelques chances au moins de n’être pas tout à fait arbitraire. Puisque le personnage sympathique ne fait pas plus défaut dans le drame chinois que dans le poème hindou, il y a lieu de croire qu’on ne l’a pas subrepticement introduit dans l’art pour la plus grande satisfaction du censitaire français de 1840. Et en supposant que ce qui s’est fait jusqu’à nous doive un jour cesser de se faire, on n’a pas le droit d’en conclure que ceux qui l’ont fait jusqu’à nous n’ont pas eu de raisons pour le faire. Vive la nouveauté! mais certaines vieilleries ont du bon, quelquefois, et même de l’excellent.

Poussons un peu plus avant maintenant. Qu’est-ce que le personnage sympathique, dans le roman, dans le drame, ou ailleurs? il semble que cela s’entende, et la définition va de soi. C’est un personnage du bonheur ou du malheur de qui nous fassions comme notre propre affaire. Le Rodrigue de Corneille et l’Alceste de Molière sont des personnages sympathiques; le Gil Blas de Le Sage et le Figaro de Beaumarchais sont des personnages sympathiques; les Indiana, les Valentine, les Lélia