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de George Sand sont des personnages sympathiques; la Manon Lescaut de l’abbé Prévost, l’Arsène Guillot de Prosper Mérimée, la Marguerite Gautier de M. Dumas, sont des personnages sympathiques. Vous voyez tout aussitôt que, peut-être sympathiques, il n’en sont pas plus vertueux Mais il y a plus; et il faut ajouter que, si quelques-uns d’entre eux ont fait crier à l’immoralité, c’est justement parce que, tout vicieux ou pervertis qu’ils fussent, ils ne nous demeuraient pas pour cela moins sympathiques.

Au fond de toute question d’immoralité que la critique soulève, ce qui s’agite, en effet, c’est le droit de l’artiste à fixer nos sympathies sur des personnages dont la conduite serait sévèrement jugée par la morale usuelle. Quel est le grand argument du prêtre contre le théâtre, et des mères de famille contre les romans? Ni les uns ni les autres n’en redoutent une instruction que l’homme et la femme recevront tôt ou tard, et nécessairement, de l’usage de la vie, mais bien plutôt l’éveil des sympathies, dans un âge encore faible, pour des personnages dont le prestige de l’art a masqué, comme ils disent, la laideur et la perversité morales. Nos naturalistes eux-mêmes, à bien y regarder, n’en ont-ils pas le sentiment vague et confus, et, au besoin, ne spéculent-ils pas sur cette vérité d’expérience? M. Zola, du moins, ne veut pas dire autre chose quand il enseigne que George Sand serait l’empoisonneur, et que Pot-Bouille ou l’Assommoir, en comparaison de Valentine et d’Indiana, seraient des romans moraux. Je crois qu’il se trompe et je crois aussi qu’ordinairement on pose mal cette question de l’immoralité dans l’art. Mais il me suffit ici que ce que l’on craint, ce n’est évidemment pas que les œuvres tombent dans l’indifférence, mais, tout au contraire, qu’en égarant les sympathies elles ne nous fassent perdre, avec les vrais noms, les justes notions des choses.

Nous apprenons par là qu’il n’est pas tout à fait exact de dire, comme on le fait trop souvent, que le personnage sympathique doive être, — et non pas même à la scène, — le parangon de toutes les vertus et l’archétype de toutes les perfections. Quoique criminels, ou même vicieux, ce qui est bien plus remarquable, un héros de drame ou une héroïne de roman peuvent nous être, et nous sont, en effet, nos souvent sympathiques: ainsi d’Othello, par exemple, et ainsi du Roxane. Inversement, et par contre-épreuve. je n’en connais pas un qui nous soit sympathique parce qu’honnête et vertueux : lisez plutôt ce que l’on a si spirituellement appelé les mauvais bons livres. Sir Charles Grandison, par exemple, ou les romans encore de Mme Augustus Craven : Fleurange, le Mot de l’énigme, Eliane.

Il n’est guère plus exact de dire que, pour déterminer les sympathies du lecteur ou du spectateur, il suit nécessaire ou même avantageux que le drame ou le roman, selon le mot consacré, finissent bien.