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comédie de mœurs. A mesure que vous approchez vos personnages de la condition du spectateur, et que vous prétendez faire du théâtre une plus fidèle, plus exacte, plus minutieuse observation de la vie, j’ai le droit d’exiger qu’en effet, il y ait plus en eux de ce que je sens en moi, et qu’il me soit plus aisé d’entrer dans leurs sentimens.

Il n’importe pas beaucoup après cela que le public y soit trompé quelquefois, et que, comme il est arrivé si souvent, sa faveur s’égare sur une apparence, une ombre, un fantôme de personnage sympathique: l’aimable mais insignifiante ingénue des comédies d’Eugène Scribe et le brave mais ridicule capitaine des mélodrames du boulevard. Tout s’imite. Il y a une contrefaçon de la force qui ne consiste guère que dans la grossièreté : tout de même il y a des artifices pour donner le charge au public sur ses propres sympathies. La mère à qui l’on a pris son enfant, le père dont on a déshonoré la fille, l’ouvrière séduite, le mari trompé, l’épouse trahie, le fils naturel, que sais-je encore! voilà ce qu’on appelle vulgairement des personnages sympathiques, et je ne veux pas nier qu’on en ait singulièrement abusé qu’on en abuse étrangement tous les jours. Mais cela même, bien loin de contredire, ou de contrarier la définition, n’exige seulement pas qu’on l’élargisse, et la confirmerait au besoin. Car il est évident qu’on n’abuserait pas de ces personnages sympathiques si d’autres n’en avaient usé les premiers avec succès. Il est évident que les mêmes types ne reparaîtraient pas sur la scène, à intervalles fixes, non plus que dans le roman, s’ils ne reparaissaient pas aussi bien, avec la même constance et la même régularité, dans la réalité de la vie. Et il est évident qu’ils ne renaîtraient pas ainsi périodiquement parmi nous comme de leurs propres cendres s’ils n’exprimaient quelque chose d’éternellement humain.

Avant donc de louer les audacieux d’avoir brisé les conventions, il est bon d’examiner à quoi les conventions répondent. On s’aperçoit alors le plus souvent, pour peu qu’on se soit efforcé d’en approfondir le sens, qu’elles ressemblent beaucoup « à des rapports nécessaires qui dériveraient de la nature des choses, » ce qui est la meilleure définition que l’on ait jamais donnée des lois. Je ne sais si je l’aurai pu montrer, — à l’occasion du personnage sympathique, — aussi clairement que je crois le voir moi-même. On aura compris du moins que cette question, si simple en apparence et d’une solution si prompte, était à vrai dire extrêmement complexe. Elle dépend de vingt autres questions et vingt autres questions en dépendent. Si le lecteur a reconnu la liaison et que le principe même de l’art était engagé dans le procès des Agnès du théâtre de Madame et des Iago de l’Ambigu-Comique, c’est beaucoup, et pour le reste... il l’excusera sur la difficulté de la matière.


F. BRUNETIERE