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fins, et les étoffes de luxe durent battre en retraite devant les tissus communs de Crefeld et d’Elberfeld. En présence des conditions qui leur étaient faites, un certain nombre d’établissemens se transformèrent pour répondre aux exigences de leurs nouveaux consommateurs ; d’autres émigrèrent au-delà de la frontière pour conserver leur ancienne clientèle, d’autres enfin, comme ceux de Bischwiller et de Sainte-Marie-aux-Mines, ne trouvant à écouler leurs produits ni en Allemagne, où ils ne sont pas demandés, ni en France, où l’entrée leur est fermée par des droits trop élevés, périclitent de jour en jour et sont à la veille de disparaître.

Les industriels qui ont cherché un débouché vers l’Allemagne se trouvent eux-mêmes, en raison des habitudes commerciales de ce pays, dans une situation beaucoup moins favorable qu’autrefois. Tandis qu’en France les marchés, une fois conclus, sont définitifs et réglés à quatre-vingt-dix jours, en Allemagne ils ne sont jamais fermes. Jusqu’au dernier moment, l’acheteur peut chercher à les rompre et soulever, lors de la livraison, des difficultés qui se terminent le plus souvent par une réduction du prix de la marchandise ; de plus, les délais de crédit sont de six mois à un an et les rentrées fort difficiles. Les transactions n’ont donc qu’une sécurité relative et présentent des chances de pertes qui étaient anciennement inconnues.

Ce n’est pas tout. Les conditions de la fabrication se sont, à d’autres égards encore, modifiées défavorablement. Jadis les établissemens se transmettaient de père en fils et l’on peut en citer plusieurs qui, depuis plus d’un siècle, sont restés dans la même famille et portent encore le nom de leur fondateur. Aujourd’hui, les jeunes gens qui ont émigré pour se soustraire au service militaire allemand ne succèdent plus à leurs pères ; ils mettent leurs établissemens en actions, placent à leur tête des directeurs qui restent dans le pays et cherchent au dehors un abri contre les tracasseries auxquelles ils seraient personnellement exposés. La même cause éloigne aussi un grand nombre de fils d’ouvriers qui emportent avec eux le tour de main et l’habileté traditionnelle. Ils sont remplacés par des Allemands, qui non-seulement sont moins intelligens, mais qui ont, en outre, des habitudes déplorables. Sous l’influence de ceux-ci, l’esprit de la population ouvrière s’est modifié ; les grèves, jusqu’alors inconnues, ont fait leur apparition, et l’alcoolisme a pris un énorme développement. La consommation de l’eau-de-vie a plus que décuplé depuis dix ans ; à Mulhouse, elle a passé de 250 hectolitres à 3,000 ; les débits se sont multipliés à l’excès et sollicitent sans cesse l’ouvrier, qui va y engloutir ses économies en s’y abrutissant. Ce n’est pas qu’il fût autrefois à l’abri de l’ivresse, mais c’était