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qui m’y était proposée est toujours à ma disposition[1] ; seulement je ne pourrai en prenne possession ayant le printemps prochain. Tout cela me rend ce voyage bien problématique et me replonge dans de nouvelles incertitudes. On me propose toujours une année d’études libres dans Paris, durant laquelle je pourrais réfléchir sur l’avenir que je devrais embrasser, et aussi prendre mes grades universitaires. Je suis bien tenté, monsieur, de choisir ce dernier parti ; car, bien que je sois décidé à descendre encore au séminaire, pour conférer avec vous et avec mes supérieure ; néanmoins, j’aurais beaucoup de répugnance à y faire un long séjour dans l’état d’âme où je me trouve. Je ne vois approcher qu’avec effroi l’époque où l’état intérieur le plus indéterminé devra se traduire par les démarches les plus décisives. Mon Dieu ! qu’il est cruel d’être obligé de remonter ainsi le courant qu’on a longtemps suivi, et où l’on était si doucement porté ! Encore si j’étais sûr de l’avenir, si j’étais sûr que je pourrai un jour faire à mes idées la place qu’elles réclament, et poursuivre à mon aise et sans préoccupations extérieures l’œuvre de mon perfectionnement intellectuel et moral ! Mais quand je serais sûr de moi-même, serais-je sûr des circonstances, qui s’imposent à nous si fatalement ? En vérité, j’en viens à regretter la misérable part de la liberté que Dieu nous a donnée ; nous en avons assez pour lutter, pas assez pour dominer la destinée, tout juste ce qu’il faut pour souffrir.

Heureux les enfans qui ne font que dormir « et rêver, et ne songent pas à s’engager dans cette lutte avec Dieu même ! Je vois autour de moi des hommes purs et simples, auxquels le christianisme suffit pour être vertueux et heureux. Ah ! que Dieu les préserve de jamais réveiller en eux une misérable faculté, cette critique fatale qui réclame si impérieusement satisfaction, et qui, après qu’édile est satisfaite, laisse dans l’âme si peu de douces jouissances ! Plût à Dieu qu’il dépendît de moi de la supprimer ! Je ne reculerais pas devant l’amputation si elle était licite et possible. Le christianisme suffit à toutes mes facultés, excepté une seule, la plus exigeante de toutes, parce qu’elle est de droit juge de toutes les autres. Ne serait-ce pas une contradiction de commander la conviction à la faculté qui crée la conviction ? Je sais bien que l’orthodoxe doit me dire que c’est par ma faute que je suis tombé en cet état. Je me disputerai pas ; nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. Volontiers donc je dirai : C’est ma faute, pourvu que ceux qui m’aiment consentent à me plaindre et à me garder leur amitié.

Un résultat qui me semble maintenant acquis avec certitude, c’est que je ne reviendrai plus à l’orthodoxie, en continuant à suivre la

  1. Il s’agit ici d’une éducation privée dont il fut question pour moi durant quelque temps.