s’abriter. Que beaucoup, une fois arrivées, trouvent la demeure moins agréable qu’elles ne s’y. attendaient, cela est probable. Mais elles y restent cependant, parce qu’on leur a persuadé que Dieu y parlait. Et ceux qui, comme notre jeune hôte, quittent à l’âge de vingt ans patrie et famille pour aller prêcher à travers le monde ce qu’ils appellent la parole de sagesse (the word of wisdom), ceux-là auraient, à coup sûr, plus d’autorité s’ils appelaient les hommes à un idéal de vie plus austère en les invitant à étancher leur soif à une source de foi plus pure. À ne prendre les choses qu’au point de vue du succès, l’introduction de la polygamie a donc été, suivant moi, une erreur intéressée de Brigham Young, et cette erreur pourrait bien finir par coûter cher aux mormons. Le congrès se sent bravé par leur résistance à la loi par laquelle il a voulu abolir la polygamie, et il est non-seulement soutenu, mais poussé dans cette lutte par le sentiment public, qui se prononce de plus en plus fortement contre les mormons. Depuis mon départ, de nouvelles mesures ont été mises à exécution contre eux. Mais leur résistance s’accentue, et une crise semble imminente dans le territoire d’Utah. Je ne serais pas étonné d’apprendre d’ici à quelques années qu’une exécution fédérale a été ordonnée contre cette population paisible. Lorsque la nouvelle de cette exécution arrivera en Europe, beaucoup s’en réjouiront sans doute au nom de la morale vengée. Mais moi je ne pourrai me dire sans tristesse que cette brave famille sous le toit de laquelle j’ai dormi voit son foyer dispersé ; que ce jeune homme si sincère dans sa foi, que ces jeunes filles rieuses, que cette enfant tenue sur mes genoux ont pris le rude chemin de l’exil ; et je ne pourrai m’empêcher de me demander si, parmi ces vengeurs de la morale, beaucoup vaudront mieux que quelques-unes de leurs victimes.
Ces lectures me conduisent jusqu’à la tombée de la nuit. Nous sommes à Reno, au pied de la Sierra-Nevada et j’apprends que la marche du train est réglée de telle sorte que la traversée des montagnes doit s’effectuer tout entière pendant la nuit. C’est pour moi un vif désappointement, car j’avais compté sur cette traversée pour me dédommager de l’ennui des prairies et de la déception des montagnes Rocheuses. Je pense un instant à m’arrêter, à passer la nuit dans une petite auberge voisine de la station où je me trouve et à repartir le lendemain matin pour traverser les montagnes de jour. Mais il tombe un peu de neige, et si par malheur la voie se trouvait obstruée, cela pourrait amener dans la marche des trains un retard qui dérangerait tous mes projets. Je me résous donc de fort mauvaise humeur à continuer ma route. À peine avons-nous quitté Reno que la neige cesse de tomber et que le temps tourne au froid. Je passe la plus grande partie d’une nuit, heureusement