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bâillent sur la longue avenue où battent les métiers, commandent et gardent le travail. Après avoir rempli cette enceinte de créations utiles ou charmantes, la science et l’industrie ont rassemblé leurs derniers efforts pour perfectionner l’engin qui doit détruire ces créations en quelques instans. Il y a là un thème de philosophie facile sur la folie du génie humain, les visiteurs ne se font pas faute de le développer. M. Prudhomme a de la famille en Russie ; j’ai entendu ses proches émettre dans la section d’artillerie des vues très sages, très justes et pas neuves. Il ne faut qu’une sagesse ordinaire pour relever les contradictions qui font de ce monde une machine d’apparence très baroque ; on peut employer plus utilement ses méditations en creusant jusqu’aux lois immuables qui expliquent ces contradictions et gouvernent la vie. La première de ces lois, c’est la lutte pour l’existence, la nécessité de défendre ce qu’on a acquis ; tant qu’on n’aura pas changé la nature humaine, l’opulence fera des jaloux, des convoiteux, et il faudra travailler comme les maçons de Samarie, la truelle dans une main, l’épée dans l’autre. Nul peuple ne pourra se vanter longtemps de sa richesse, de sa prééminence industrielle, s’il n’a dans ses usines une réserve d’acier pour les canons, et surtout dans son âme une réserve d’énergie pour le sacrifice. Les intérêts matériels, alors même qu’on ne veut plus connaître que ceux-là, exigent qu’on les défende et qu’au besoin on en risque une part pour sauver le tout. — Voilà du moins ce que les canons russes répondent aux philosophes qui s’irritent de les rencontrer dans l’exposition : je crois que les philosophes disent « dans les grandes assises de la paix. »

Nous savons maintenant que la Russie a quelques industries florissantes et que les autres sont en bon chemin ; nous savions depuis longtemps qu’elle a de gros canons et des cœurs résolus pour les servir. Il lui reste à prouver ce qu’elle vaut dans les arts, ce superflu si nécessaire. Ce n’est pas assez pour un grand empire de trafiquer et de batailler ; sa couronne est pâle et précaire si elle n’enchâsse pas ce diamant de l’art, dont la lumière passe les siècles et garde sûrement le souvenir des races mortes. Je ne sais si les Athéniens fabriquaient de bonnes étoffes, s’ils vendaient beaucoup d’olives noires et de leur détestable vin résiné ; je ne suis pas sûr qu’ils aient repoussé autant de Perses et de Mèdes qu’ils veulent bien nous le conter ; je sais qu’ils nous ont laissé le Parthénon, et que du haut de ce piédestal ils dominent tout l’ancien monde. Bien peu d’érudits pourraient dire si les gens de Florence furent plus souvent victorieux ou battus par ceux de Prato, de Sienne et de Pérouse, si la balance du commerce était en faveur de la république toscane, de Gênes ou de Pise : il suffit que Florence nous montre les Offices, la chapelle des Médicis et Or San Michèle, nous saluons en elle