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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/574

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de leur facilité de manœuvre pour tenir les galères ennemies à distance. Elles se réunissaient en groupes de trois ou quatre navires et s’attaquant ainsi à une seule quinquérème l’accablaient de flèches, de pierres et de javelots. « L’action, nous dit Plutarque, demeurait indécise, quand Cléopâtre et Antoine prirent la fuite. » Je n’ai que l’autorité de Plutarque lui-même pour contester un fait qui a depuis longtemps acquis droit de cité dans l’histoire ; je n’en repousse pas moins énergiquement l’assertion qui a tant contribué à flétrir la mémoire du lieutenant de César. Qu’on ne m’accuse pas de vouloir faire ici du roman, de me complaire à des réhabilitations impossibles. Je crois absolument ce que j’écris : si je me suis donné tant de peine pour fouiller tous ces textes qui m’étaient restés jusque-là étrangers, c’est que ma veine se tarit à l’instant quand elle cesse de s’alimenter aux sources de la certitude. Je puis, à coup sûr, m’égarer dans ces sinueux dédales où je m’obstine à poursuivre une conviction qu’aucun nuage n’obscurcisse, mais je n’affirmerai pas que je suis convaincu quand je ne rapporterai de mes patientes recherches qu’un doute découragé. Or, après avoir étudié soigneusement toutes les phases de la bataille d’Actium et les incidens qui l’ont précédée, je n’hésite plus : j’affirme, avec la conscience de posséder enfin la vérité, qu’Antoine n’a pas fui et que toute sa conduite, dans cette grande occasion, ne fut que l’effet d’un dessein longuement prémédité.

Marchons dans cet examen pas à pas, car chaque mouvement aura son importance :je vais m’efforcer d’élucider les faits, la carte hydrographique publiée en 1865 par le capitaine Maxwell et le récit de Plutarque sous les yeux. Le vent du nord est le vent habituel dans ces parages. Dès qu’une flotte a vidé le détroit de Prévésa, elle n’a qu’à céder au vent ; le vent l’emportera rapidement au large de Leucade, au large de Céphalonie, vers les côtes du Péloponèse. Le centre d’Antoine était vivement pressé par Arrontius ; Antoine en personne combattait contre Octave. Les soixante vaisseaux de Cléopâtre, placés à l’arrière-garde, sortaient les derniers du golfe ; nul ennemi, en ce moment, ne leur fermait la route : toute la flotte d’Octave était occupée. À peine ces vaisseaux ont-ils doublé la pointe extrême de l’Acarnanie qu’on les voit déployer leurs voiles et passer comme un nuage à travers les combattans. Était-ce là une fuite ? n’y reconnaissons-nous pas plutôt l’exécution du plan arrêté, après mûre délibération, en conseil ? Je n’ai certainement que des présomptions à opposer sur ce point à l’opinion admise depuis des siècles ; je n’insisterai donc pas. Cléopâtre s’est enfuie, je le veux bien, quoique l’accusation me semble souverainement injuste, mais Antoine ! Si l’âme d’un amoureux a jamais, selon l’expression du vieux Caton, « abandonné sa demeure habituelle