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fait l’embarras du critique chargé d’enregistrer cette déconvenue. Comment l’ouvrage eût-il répondu à l’attente d’un enthousiasme échauffé pendant un demi-siècle ? Et, d’autre part, aujourd’hui que l’auteur est en possession de sa gloire, — qu’un accident ne saurait diminuer, — comment constater le mécompte de cet enthousiasme sans être taxé d’irrévérence ?

En 1832, cette pièce est le troisième essai d’un poète qui n’a que trente ans à peine. Le baron Taylor, commissaire royal près le Théâtre-Français, a remis à M. Jousselin de La Salle, directeur de la scène, le manuscrit de ces cinq actes écrits en vingt jours. M. Jousselin de La Salle a monté la pièce à peu de frais. Il a logé le Roi s’amuse dans des décors empruntés à l’Othello de Vigny, à l’Henri III d’Alexandre Dumas, au Charles IX de Joseph Chénier, à Dominique le possédé de MM. d’Épagny et Dupin. Le prix de tous les costumes, ceux de Triboulet et Blanche seulement exceptés, est de 2,955 fr. 55[1]. Assurément, si la poésie lyrique peut se payer en espèces sonnantes, la Comédie-Française en a là pour son argent. L’œuvre nouvelle contient plusieurs belles scènes de ce genre, sinon du genre proprement dramatique ; elle contient de magnifiques tirades et, pour parler net, quelques-uns des plus admirables vers qui soient écrits dans notre langue. Pourtant on s’avise que ce troisième essai théâtral du poète est le moins heureux des trois ; on y voit, encore mieux que dans les deux premiers, le chimérique de sa psychologie et le capricieux de son érudition ; mieux aussi que dans les deux autres, on y voit la faiblesse de sa dramaturgie. Ajoutez que, si les mœurs ne sont pas outragées dans cette pièce, comme le prétend le ministre, les bienséances, du moins, y sont violemment inquiétées ; si la royauté nationale n’est pas, comme il l’entend, déshonorée sur la scène, elle y est, du moins, indélicatement compromise. N’est-ce pas assez pour qu’une critique impartiale, malgré le plaisir qu’elle goûte à entendre de beaux vers, malgré le désir qu’elle a d’encourager un jeune poète, résiste aux fureurs d’une école, ne tienne que peu de compte d’une admiration allumée avant les quinquets de la rampe, et mette dans la balance qu’elle tient plus de blâme que d’éloge ? Cela suffirait aussi, nous ne pouvons en douter, pour que le public, une fois le combat fini entre les partisans d’une doctrine littéraire et d’une autre, se désintéressât de ce spectacle. Et c’est, en effet, ce qui arriverait, après une vingtaine de représentations, en 1832, si les ministres ne craignaient que Saltabadil, trop peu de temps après l’attentat du Pont-Royal, ne suscitât quelqu’un de ses émules sur le passage de Louis-Philippe.

  1. J’emprunte ces détails à la brochure de M. J. Valter : la Première de « le Roi s’amuse. » Calmann Lévy, édit.)