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Je l’assurai que je lui pardonnais de toute mon âme. Nous ne nous éternisâmes pas dans la serre, mais avant d’en sortir, Lilian avait consenti à faire le bonheur de ma vie.

Au salon, nous trouvâmes Travers, à qui l’on venait de raconter l’histoire de Bingo. Chacun put alors être frappé de la physionomie découragée de mon ancien rival, de l’expression triomphante de la mienne et de l’attitude tendre et rêveuse de Lilian. Pauvre Travers ! Bien qu’il n’eût pas mes sympathies, j’étais gêné de son embarras. C’était le type accompli de l’avocat d’avenir : grand, mince, d’un extérieur agréable. Ses yeux pleins de feu, sa bouche mobile, se prêtaient à exprimer les sentimens les plus divers, et même les plus contradictoires. Doué d’une grande verve et d’une remarquable facilité d’élocution, sa conversation aurait pu exercer un véritable charme, s’il eût seulement été plus avare de ses paroles. Mais pourquoi me préoccuper encore des avantages de ce rival désarmé ? S’étant parfaitement rendu compte de la position, il resta ce soir-là, par exception, muet comme un coffre, poussant seulement, entre chaque service, des soupirs à fendre les rochers, et qui ne pouvaient passer inaperçus de personne.

— Quelle bonne action vous avez faite ! me dit le colonel. Vous ne saurez jamais à quel point j’étais attaché à mon chien, combien il me manquait… J’avais perdu toute espérance de le revoir. Figurez-vous, Travers, que Mr. Weatherhead a mis littéralement Londres à sac pour retrouver Bingo ; je n’oublierai jamais cette preuve de dévoûment, de cœur…

Je lus sur le visage de Travers qu’il se disait qu’en moitié moins de temps, il aurait pu trouver cinquante Bingos, pour peu qu’il y eût songé. Il sourit d’un air mélancolique, tout en paraissant s’associer aux paroles du colonel. Au fond cependant, il n’était occupé que d’une chose : étudier ma physionomie, pour y lire ce qui se passait dans mon âme.

— Je ne saurais vous dire, répétait de son côté Mrs Currie à ma mère, combien l’émotion du pauvre Bingo en arrivant chez lui était touchante ; il frôlait tous les meubles comme pour reconnaître chacun d’eux en particulier ; il a paru positivement stupéfait que nous nous soyons permis d’enlever son divan favori du salon. Ah ! comme il avait l’air penaud de son escapade ! C’est à peine s’il ose approcher quand Jean l’appelle. Il a passé toute sa matinée sous un fauteuil dans le hall ; impossible de l’amener ici ; nous avons dû le laisser au jardin.

— Il a l’air tout mélancolique depuis ce matin, dit Lilian, à son tour ; il n’a encore mordu personnel

— Oh ! je ne lui donne pas deux jours pour qu’il reprenne toutes