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l’histoire, — était tellement supérieure en nombre à celle des Slaves que « si tous les Serbes avaient été changés en sel, ils n’auraient pu saler un repas à leurs adversaires, et que la pluie, tombant sur l’armée des Turcs, ne pouvait nulle part tomber sur la terre. »

Néanmoins, la victoire fut longtemps disputée ; mais enfin le croissant l’emporta, et Lazare, resté presque seul, fut fait prisonnier, tandis que ceux qui fuyaient étaient taillés en pièces. Puis, pendant que le sultan vainqueur parcourait le champ de bataille, un soldat serbe blessé se releva et le frappa à mort. Les Ottomans, pour venger leur chef, massacrèrent à ses pieds tous leurs prisonniers et avec eux le tsar Lazare, depuis honoré comme un martyr.

D’après la tradition constante des peuples vaincus, qui ne peuvent admettre leur défaite qu’en les attribuant à la trahison, le désastre de Kossovo serait dû à la lâche défection du voïvode Vouk Brankovitch, gendre de l’empereur Lazare, qui aurait passé à l’ennemi pendant la bataille avec douze mille hommes. À Kossovo, dit un chant populaire,


A Kossovo, Vouk a trahi Lazare,
Il a trahi le prince glorieux.
Que le soleil n’éclaire plus sa face !
Vouk a trahi son seigneur, son beau-père ;
Maudit soit-il, et qui l’a engendré !
Maudites soient sa tribu et sa race !


Et ce n’est pas seulement l’épopée qui a conservé ce souvenir ; il se retrouve même dans les documens publics. « S’il se trouvait au Monténégro, dit une déclaration officielle signée par les chefs monténégrins en 1803, s’il se trouvait un homme, un village, une tribu qui, ostensiblement ou occultement, trahisse la patrie, nous le vouons unanimement à l’éternelle malédiction, ainsi que Judas qui a trahi le Seigneur Dieu, et l’infâme Vouk Brankovitch, qui, en trahissant les Serbes à Kossovo, s’attira la malédiction des peuples et se priva de la miséricorde divine. »

Quoi qu’il en soit, le souvenir de la défaite de Kossovo, qui prépara l’asservissement de tous les Jougo-Slaves, est, comme on le voit, resté vivant parmi leurs descendans ; jusqu’à nos jours, tous les événemens qui, de près ou de loin, peuvent être considérés comme la revanche du Vidovdan[1], — y compris la victoire des Monténégrins sur les Turcs à Grahovo, en 1858, ou l’insurrection de septembre 1875, sont célébrés par des chants ou des proclamations dans lesquelles on rappelle la sanglante défaite de 1389. C’est ainsi

  1. « Le jour de Saint-Vit ; » on donne ce nom à la bataille de Kossovo, qui fut livrée le 15 juin, jour de la fête de ce saint, un des patrons des Slaves.