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VII.


Kisseljak, 31 mai 1879.

... Nous quittons le grand monastère de Fojnitza pour notre dernière étape avant Serajewo. En sortant de la petite ville, on traverse d’abord la rivière du même nom sur un pont de bois d’une centaine de mètres de longueur, à propos duquel le caïmacan de Fojnitza, M. de P..., m’avait donné de charitables avertissemens. « Ce pont n’a pas encore été réparé, me dit-il, et il est très menaçant ; il s’écroulera un de ces jours. J’espère qu’il vous fera la politesse d’attendre que vous soyez passé. » Nous l’avions traversé en arrivant sans nous apercevoir de rien de suspect, sinon du vermoulu de son bois; mais ce jour-là, l’imagination aidant sans doute, nous sentîmes un mouvement de tangage si prononcé que nous fûmes heureux d’arriver à l’autre bord. Rien ne m’ôtera cependant de l’esprit que le caïmacan, aimable officier d’origine italienne, à l’esprit passablement caustique, avait exagéré les défectuosités de son pont pour se venger peut-être de la façon dont notre implacable curiosité avait abusé de son obligeance.

Aux environs de Fojnitza, je remarque les premiers murs, en pierre sèche, bien entendu, que j’aie vus en Bosnie, et encore ce sont des espèces de murgers destinés à débarrasser les champs plutôt qu’à les clore. Cependant, c’est le premier signe qui nous fasse sentir que nous allons bientôt quitter le pays du bois, la Bosnie, pour entrer dans le pays de la pierre, l’Herzégovine.

La rivière Fojnitza, qui appartient au système des cours d’eau que la Bosna reçoit à Visoka sous le nom de Lebenitza, coule de l’ouest à l’est dans une étroite vallée qui procède par étranglemens successifs entre lesquels se trouvent de petites plaines assez bien cultivées en seigle, avoine, etc. Çà et là, quelques troncs d’arbres mutilés par l’abatage défectueux des bûcherons bosniaques, qui coupent la futaie à hauteur de ceinture d’homme et laissent lentement pourrir le chicot, muet témoin de leur négligence et de leur peu de sens économique. On juge si ces troncs, quand il y en a beaucoup, rendent le paysage plus gai et les défrichemens plus faciles! Nous traversons successivement trois défilés : le premier, en un endroit où la route, moitié chemin, moitié gué, passe sur les strates penchées du schiste qui baigne jusque dans l’eau ; le second au han de Marinov où nous avons, l’autre jour, mangé notre omelette