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sens qui voit de haut et qui résume. Le grand Frédéric, qu’il est permis de citer à ce sujet, puisqu’il est question de lui dans cette affaire, écrivait un jour à l’un de ses ministres, qui attachait trop d’importance à des puérilités de procédure: «Je me ressouviens d’un conte du Boccalin qu’un homme qui voulait aller de Rome à Tusculum s’amusa à vouloir faire taire toutes les sauterelles qu’il trouva dans son chemin; un autre, qui allait au même endroit que lui, laissa crier les sauterelles et y arriva. Imitons le dernier de ces voyageurs et poussons à notre but sans nous embarrasser des bagatelles. » M. le duc de Broglie n’a refusé à la curiosité de ses lecteurs ni les détails agréables ni les anecdotes piquantes; mais il s’est occupé surtout de pousser au but et d’arriver à Tusculom, laissant à tel historien allemand qui a traité le même sujet que lui le soin de compter les sauterelles.

Un autre mérite, que nos voisins d’outre-Rhin ne sauraient lui contester sans injustice, est l’impartialité. Mais il est bon de s’entendre sur ce point. Demander à un historien de ne rien aimer et de ne rien haïr, c’est lui demander de sortir des conditions de la nature humaine, de se tenir au-dessus ou au-dessous. Exiger qu’il n’ait ni sympathies ni antipathies, c’est vouloir qu’il n’ait ni chaleur d’âme ni caractère et qu’il n’en mette point dans ses récits comme dans ses portraits. M. de Broglie préfère résolument Marie-Thérèse à Frédéric II, et il ne s’en cache pas; mais cette préférence, qu’on la blâme ou qu’on l’approuve, qu’on soit disposé ou non à la partager, ne l’a jamais induit en tentation de violenter les faits ou de forcer les témoignages, et il serait difficile, croyons-nous, de le convaincre de quelque péché soit d’omission, soit de commission contre la sainte vérité de l’histoire, qui lui est plus chère que la reine de Hongrie.

Le plaisir de comprendre et d’expliquer est le plus savoureux de tous pour le véritable historien et lui sert de préservatif contre l’entraînement de ses passions ou de ses partis-pris. Le naturaliste qui étudie un serpent à sonnettes n’a garde de le classer parmi les êtres pernicieux dont il importe d’éviter soigneusement la rencontre; il ne lui reproche ni les crimes qu’il a pu commettre ni la puissance de son venin capable de tuer un homme en quelques heures. Il cherche à se rendre compte de sa structure, de ses formes trapues, de la grosseur de sa tête, de son museau court, de l’épaisseur de ses écailles, de l’agencement de sa queue formée de pièces cornées qui se meuvent les unes sur les autres. Il découvre dans la composition organique de ce monstre une harmonie qui l’enchante; il est tenté de s’écrier : « Quel beau monstre! » L’homme qui a des yeux d’artiste a beau apercevoir dans le monde beaucoup de choses qui blessent ses sentimens ou révoltent sa morale, il ne laisse pas de goûter infiniment le spectacle