Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mêlé de la vie humaine avec ses confusions, ses ombres et ses lumières, et quand il lui arrive de rencontrer un coquin de la grande espèce, possédant toutes les qualités, tous les talens, toutes les vertus de son état, il ne renonce pas à le juger, mais il ne peut s’empêcher de se dire : « Quel beau coquin ! » et il se surprend à souhaiter dans le secret de son cœur que la race ne s’en perde pas.

Il y a de l’artiste ou du naturaliste dans le véritable historien; la sévérité de ses jugemens est tempérée par l’amour que lui inspire son sujet, et la joie qu’il éprouve à comprendre ce qu’il n’aime pas le lui fait presque aimer. On raconte qu’un sectaire de grand mérite, qui a écrit une volumineuse histoire de la réformation, disait un jour à l’illustre Léopold Ranke en lui donnant l’accolade : « Nous sommes doublement confrères, étant l’un et l’autre historiens et protestans. — Ah ! permettez, monsieur, répliqua vivement M. Ranke, il y a entre nous une grande différence; vous êtes plus protestant qu’historien et je suis plus historien que protestant. » Un témoignage que les Allemands de bonne foi rendront à M. le duc de Broglie, c’est que, si attaché qu’il soit aux intérêts de, son pays, quand il écrit l’histoire, il est encore plus historien que Français.

Il l’a prouvé dans plus d’une page fort éloquente, où il explique avec une loyale franchise les causes du mauvais vouloir que les Allemands du XVIIIe siècle portaient à la France, les justes sujets de défiance et de rancune qu’on leur avait donnés. Il y rappelle que « Richelieu avait toujours su conserver à son intervention dans les affaires allemandes ce caractère de modération qui, combiné avec l’énergie de ses actes, faisait la véritable originalité de son génie, » qu’en soutenant les protestans ce grand ministre ménageait la conscience et la dignité des catholiques, qu’il ne traitait jamais de haut ceux qu’ils secourait de ses deniers ou de ses soldats, qu’il leur épargnait toujours ces airs protecteurs, ces paroles de bienveillance superbe qui transforment les services en injures. Ce fut Louis XIV qui fit tout le mal, parce qu’il n’avait pas le génie politique et qu’il sacrifia trop souvent le profit à l’éclat et à la montre, les intérêts de l’état aux solennelles jouissances de son orgueil. Plus que toute autre nation, l’Allemagne eut à souffrir de sa vanité fastueuse. « Durant un demi-siècle, Louis XIV avait fait passer tant de fois le Rhin à ses années, sans nécessité et sans prétexte, fait payer si cher son alliance à ses amis et sentir si rudement sa puissance à ses adversaires, gravé le souvenir de ses exploits en termes emphatiques sur tant d’arcs de triomphe, qu’à force de froisser l’amour-propre, qui ne dort jamais, il avait fini par réveiller le patriotisme assoupi. »

Copiant de fâcheux exemples, grands ou petits seigneurs, bourgeois, lettrés, aggravaient l’effet des maladroites hauteurs du souverain par