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ne les endureraient pas. » On les endurait, par ordre, sous Frédéric ; on voulut s’en venger après lui, mais la Prusse n’y gagna rien.

Que le mal vînt d’eux ou d’ailleurs, l’inquisition de Wœllner ne fit que l’aggraver. La tolérance indifférente de Frédéric avait engendré le scepticisme et le mépris des croyances; l’intolérance hypocrite, le mysticisme grossier, le piétisme de Frédéric-Guillaume en les dénaturant en donnèrent le dégoût. Il n’y a pas de lois qui tiennent contre les mœurs, il n’y a pas de censure qui prévale contre l’exemple. Le cynisme du grand roi viciait sa tolérance, le libertinage de son successeur paralysa son inquisition. La licence ne diminua pas ; elle se masqua. La religion, qui n’était que raillée sous Frédéric, devint odieuse dès qu’on prétendit l’imposer. En devenant bigote, la société de Berlin se corrompit davantage. Ajoutons qu’elle cessa de penser. La philosophie de Frédéric pouvait rétrécir les esprits, elle les tenait au moins ouverts aux idées précises et aux raisonnemens clairs. La religiosité superstitieuse que l’on mit à la mode après lui, les égara. L’autorité s’affaiblit, le prestige de la couronne tomba, le pharisaïsme officiel avilit les âmes.

Les ministres de Frédéric étaient subalternes; mais ils étaient instruits, obéissans, fidèles : on les remplaça par les créatures des favoris. Ceux-ci pouvaient détruire; ils étaient incapables de fonder. La bureaucratie se relâcha; elle perdit ses seules qualités, le respect aveugle et la discipline, sans acquérir l’indépendance. On garda tous les inconvéniens du régime précédent et l’on en perdit les avantages : l’ordre mécanique et la régularité passive. Les finances, mal conduites, furent dilapidées. La désorganisation qui minait l’état gagna jusqu’à l’armée. « Si jamais on la négligeait, c’en serait fait de ce pays, » disait Frédéric. On fit pis que la négliger, on l’abandonna. Elle devint une sorte de république où chacun se mit à tirer à soi, à intriguer, à fronder à l’envi[1]. Elle raisonnait sur la politique du temps de Frédéric; elle s’en occupa sous Frédéric-Guillaume. L’unité disparut, le gouvernement se dissocia. Une coterie menait le roi; il se forma des cabales contre la coterie. Les favoris travaillaient contre les ministres, les mécontens travaillèrent contre les favoris.

C’étaient les représentans de la tradition de Frédéric, les survivans de son règne qui formaient cette opposition. Comme la réaction contre ce prince s’était surtout affichée par l’hostilité aux Français, les opposans, sous le nouveau roi, affectèrent de se rattacher à la France, d’en rechercher l’alliance et d’en propager les idées. Ce fut le noyau du parti français qui, fort effacé et très contenu dans les premières années de Frédéric-Guillaume, reprit faveur dès 1792 et exerça

  1. Voir Ranke, Hardenberg, I, chap. XII.