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un trône et d’étouffer une révolution. Le terrible mécompte de leur campagne de 1792 a son origine dans le succès de celle de 1787.

Intimement lié désormais à l’Angleterre et à la Hollande, Frédéric-Guillaume se crut de taille à affronter l’Autriche et la Russie : elles venaient de rouvrir le procès d’Orient et partaient de concert à la conquête de Constantinople. De tout temps, les expéditions des argonautes du Nord ont mis l’Europe en feu. Le roi de Prusse et son ministre entendaient avoir leur part de la toison d’or. Leur dessein était d’attiser l’incendie et de se faire ensuite largement payer le service qu’ils rendraient au monde en l’éteignant. La première partie de l’entreprise était aisée; l’Europe était remplie de matières inflammables. Joseph II, par ses mesures maladroites et arbitraires, avait exaspéré ses sujets. Les Polonais réformaient leur république et brûlaient de secouer le joug de la Russie. Il y avait en Suède un prince avide d’aventures, de butin et de gloire qui ne demandait qu’à se lancer dans la mêlée. Après avoir excité les Turcs à la guerre, la Prusse leur promit son alliance. Elle la promit aux Polonais et la signa même en 1790 pour le malheur de la Pologne et pour sa propre confusion. Le roi de Suède se lança contre la Russie; elle le soutint. Des émissaires prussiens se répandirent en Hongrie et en Belgique, semant de l’argent, prodiguant les encouragemens aux Belges révoltés et poussant les Hongrois à imiter leur exemple. La France, en pleine transformation politique et sociale, n’était point à craindre. Le ministre de Prusse en France, Goltz, eut d’ailleurs pour instruction de se lier avec le parti révolutionnaire, de le bercer de l’illusion des sympathies prussiennes et d’animer les esprits contre l’Autriche.

Le dessein était vaste, la trame savamment ourdie, mais la Prusse s’exposait à s’entraver elle-même dans le réseau trop embrouillé de ses intrigues. Ce fut ce qui advint, lorsqu’après la mort de l’imprudent et malavisé Joseph II, le gouvernement de l’Autriche passa aux mains du plus habile, du plus retors et du plus perspicace des diplomates du temps, Léopold de Toscane. Il démêla l’écheveau de la politique prussienne, rassembla les fils dans sa main et les tira dextrement à lui : on vit trébucher partout les Prussiens désorientés. L’Angleterre, revenue à des idées pacifiques, rassurée d’ailleurs par l’échec à peu près complet de la croisade de Catherine II, les abandonna. La Suède lâcha prise, et le roi de Prusse, après avoir inquiété tout le monde , se trouva menacé à son tour d’une double guerre avec la Russie et l’Autriche. La politique de Herzberg avortait partout. Le roi se dégoûta du plan et du ministre. Herzberg lui avait promis honneur et profit; le profit échappait, et, au lieu du brillant arbitrage qu’il s’était réservé, le roi se voyait réduit aux déceptions d’une retraite confuse suivie d’une transaction