Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/405

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entre Tesanj et Doboj et je dus constater que le gouverneur était bien informé. Pendant celle conversation si intéressante pour moi, un coup de canon, parti de la citadelle, retentit tout à coup, et aussitôt un panache de fumée notre s’élevant du quartier turc sur la croupe du mont Trebevitch, annonça qu’un incendie venait d’éclater. C’est un événement pour ainsi dire quotidien dans cette ville de bois, et personne ne s’en émeut ou ne s’en occupe jusqu’au jour ou quelque grande catastrophe, — comme la destruction du bazar de Serajewo, qui a eu lieu depuis mon voyage dans cette ville, — fait tenter un nouvel effort, toujours impuissant, contre ce terrible fléau.

Je quittai le général Jovanovitch, charmé de sa réception et muni de tous les nouveaux firmans qui étaient nécessaires pour continuer mon voyage jusqu’à Mostar et l’Adriatique, dès que les études que je faisais à Serajewo seraient terminées; j’avais, en effet, entrepris de profiter de cette halte réconfortante dans la capitale pour compléter mes investigations générales sur la Bosnie. Je pus, notamment, me trouvant au siège de toutes les administrations provinciales, colliger de nombreux documens sur la grosse question de la propriété foncière, et rapprochant ce que j’appris alors de ce que je savais déjà, je parvins à réunir quelques données intéressantes que je crois l’occasion favorable de consigner ici, puisque j’ai bon lit et bonne table, à l’abri d’un toit hospitalier sur lequel flottent les trois couleurs nationales, à l’ombre desquelles il est si doux de vivre quand on est loin de la patrie.


VII.

J’ai déjà eu l’occasion de dire que, lors de la conquête musulmane, les seigneurs slaves de Bosnie et d’Herzégovine avaient embrassé le mahométisme pour conserver leurs fiefs et leurs privilèges, tandis que la plupart des paysans, plus fanatiques ou moins intelligens, restèrent chrétiens, et devinrent ainsi, sous le nouveau régime, plus que jamais une race déparias taillables et corvéables à merci. C’est là ce qui donne à la conquête de ces provinces un caractère tout particulier dans l’histoire. « Dans la Serbie propre, dit M. Guillaume Lejean[1], la féodalité qui se développa très tard et seulement par imitation de l’Occident, fut enveloppée dans les désastres nationaux, et périt ou fut réduite à l’état de raïa comme le reste du peuple. Il y a quelques années, on demandait à un Serbe libre, s’il y avait des nobles dans la principauté : « Nous sommes tous nobles, » répondit-il. lin Bosnie, au contraire, la noblesse passa à l’islamisme pour conserver ses fiefs, et elle est restée l’élément le

  1. Ethnographie de la Turquie d’Europe, Gotha (Justus Perthes), 1861, in-4o, p.26.