A peine lui eut-on présenté le café qu’il fit signe au servant de le porter à un vieillard au turban blanc et à l’air distingué, qui était placé en face de lui.
— Tiens, Mohammed-Beg, dit-il en même temps, veux-tu accepter ce café en paiement de la redevance que je te dois?
Le Turc se contenta de faire un geste de mépris.
— Tu ne veux pas de ce café en paiement de ma tretina? Eh bien ! tiens, voici du tabac; allumes-en ton chibouk, et nous serons quittes.
Et il jeta aux pieds du beg un paquet de tabac de dix kreutzers.
Le Turc, sans s’émouvoir et sans qu’un muscle bronchât sur sa figure régulière et vénérable, attendit une seconde ; et, prenant légèrement le paquet de tabac, il le rejeta du côté du colon.
Puis il dit sans élever la voix :
— Tu es un mauvais homme! (Ti si zlocest covek!)
— Ah! tu ne veux pas de mon café ni de mon tabac en paiement, s’exclama l’autre, qui commençait à s’animer et qui criait déjà comme un homme du commun que la colère gagne. Eh bien! si tu ne veux pas de cela, tu n’auras rien du tout. Je te paierai avec... (ici le mot célèbre injustement prêté à Cambronne).
— Coquin! répondit en se levant le Turc, qui, cette fois, perdit son sang-froid ; et il lança au chrétien une injure dont j’ai le texte, mais qu’il est impossible d’imprimer dans aucune langue. Le chrétien riposta par la contre-partie.
— Va-t’en ! fils de chien, continua le vieillard en brandissant son long chibouk et en faisant un pas en avant, ou je te casserai cent bâtons sur le dos.
Les voisins s’interposèrent.
— Cent coups de bâton ! repartit le colon goguenard. Allons donc! Tu sais bien, beg, que nous ne sommes plus au temps des Turcs. C’était bon autrefois; mais aujourd’hui, si tu me donnais cent coups de bâton, je te les rendrais, car sous Josef, un raïa est l’égal d’un beg.
Le Turc, blême, s’était accroupi de nouveau ; il ne disait plus rien, tandis que le chrétien continuait ses récriminations et ses invectives.
Les autres Turcs regardaient sans mot dire, sauf un vieillard à caractère conciliant sans doute, qui allait de l’un à l’autre, disant au beg : Ne te mets pas en colère! ne t’excite pas! (Ne razjarnj se!) et au chrétien : Tais-toi donc! reste tranquille! (Cuti! mir !) Mais on comprenait bien que, sous ce calme apparent, tous ressentaient vivement l’injure faite à l’un d’eux ; et je crois que, si nous n’avions pas été là, mon compagnon de voyage et moi, le chrétien