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immense unité linguistique, politique et religieuse, réalisant un formidable empire gréco-slave qui tiendrait en sa possession la mer Caspienne, la Mer-Noire, l’Archipel et l’Adriatique, et qui aurait son centre de résistance à Moscou et son centre d’expansion à Constantinople. C’est là seulement, en Russie, que le panslavisme, — qui devrait, bien plus justement, s’appeler panrussisme, — est un but et le terme suprême d’une politique ; partout ailleurs, il n’est qu’un moyen pour des peuples opprimés d’arriver à la liberté. Les Slaves méridionaux, comme les autres, demandent l’établissement de nationalités slaves distinctes, unies, si cela est possible, par un lien fédéral. Au fond, ils redoutent l’autocratie russe, mais ils s’en servent, parce que son appui leur est indispensable pour résistera leurs oppresseurs. La fameuse omladina serbe ne constituait-elle pas, malgré les apparences contraires, pour tout homme qui connaît l’Orient, un mouvement séparatiste, eu égard aux visées des panslavistes ?

« Pas plus par nos idées que par nos sentimens, me disait un patriote intelligent et circonspect comme il y en a tant parmi les Slaves méridionaux, nous ne sympathisons réellement avec la Russie ; nous avons, en effet, une nationalité historique autre que celle des Russes, et, au point de vue moral, social et économique, ils se sont développés d’une tout autre manière que nous ; mais nous avons besoin de la Russie pour vivre ; sans elle, nous n’aurions jamais obtenu ce que nous avons et nous ne serions pas ce que nous sommes. Faibles, nous tournons les yeux vers le fort qui, par ambition, s’est donné pour lâche de nous défendre, nous et nos congénères, et nous nous servons de l’idée panslaviste, qu’au fond nous trouvons dangereuse et égoïste, pour résister aux Allemands et aux Magyars, nos ennemis héréditaires. » On peut dire que telle est, en réalité, la pensée de tous les Jougo-Slaves éclairés, vrais fils des héros de leur race qui sont morts pour ne pas être germanisés ou magyarisés, mais qui se seraient aussi bien fait tuer pour ne pas être russifiés. Quant au peuple, il ne voit dans la politique, comme toujours, que ce qui le touche de plus près, et il déteste cordialement le maître, c’est-à-dire l’Allemand, le Hongrois ou le Turc ; mais il est loin d’aimer le Russe, et, de même que les Roumains disaient : « Coûte que coûte, mieux vaut le despotisme autrichien que la liberté hongroise, » les Slaves danubiens disent : « Le joug turc est de bois, le joug russe est de fer. » Aussi les Slaves du Sud ne se jetteraient-ils réellement et définitivement dans les bras de la Russie que s’ils avaient perdu tout espoir de vivre de leur vie nationale. Il dépend de l’Autriche que cela n’arrive jamais.

Si le panslavisme est une chimère, où est donc le véritable