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danger de la dislocation définitive qui se prépare dans l’Europe orientale par suite de l’expulsion des Osmanlis ? Ce danger, pour tout homme qui a visité sans parti-pris les vallées de la Save et du Danube, doit être cherché dans la direction qu’imprime à la politique européenne la puissante main qui, depuis douze ans, pèse si lourdement sur les destinées du monde civilisé, et qui, avec la persévérance du génie heureux et la patience de la force prépondérante, marche sûrement vers le but suprême de son ambition inassouvie. Ce n’est donc pas sur Saint-Pétersbourg, mais sur Berlin qu’il faut avoir les yeux ouverts pour défendre le statu quo de l’Europe orientale, ou pour modifier dans l’intérêt général l’équilibre instable qui y règne depuis si longtemps. Ce n’est pas le panslavisme qui est ici à craindre, c’est le pangermanisme.

Déjà, du reste, le jeu de l’Allemagne se découvre jusque dans sa politique officielle ; et M. de Bismarck est ouvertement aujourd’hui le grand ami et protecteur du sultan Abdul-Hamid ; les Teutons sont à la mode à Stamboul ; mais les Turcs seraient bien naïfs de croire que c’est pour leurs beaux yeux que l’empereur Guillaume dérange ses officiers et ses employés civils ; ces messieurs n’iraient-ils pas plutôt, en fourriers, faire les logemens pour leur excellente amie et fidèle alliée, l’Austro-Hongrie ?

Pour les Allemands, en effet, l’Autriche n’est qu’une avant-garde, un pionnier de l’Allemagne en Orient, et sa mission est de civiliser, c’est-à-dire de germaniser tout le sud-est de l’Europe. Pour les politiciens de Berlin, la forme actuelle de la monarchie des Hapsbourg n’est qu’une forme provisoire, préparatoire, qui ne doit durer qu’aussi longtemps qu’elle sera nécessaire pour couvrir de son drapeau l’infiltration lente des Germains dans la vallée du Danube ; tous les pays soumis à l’Austro-Hongrie sont considérés dés à présent comme autant de provinces d’une grande Allemagne future, et les nations qui les habitent comme des vassales de la race allemande. Aussi favorisent-ils de toute leur influence les prétentions des Magyars, — aujourd’hui réconciliés avec les Allemands par le partage du pouvoir, — et qui, comme on le sait, se regardent comme les héritiers de leurs ancêtres du moyen âge, non-seulement en ce qui concerne les peuples qui sont maintenant rattachés à la couronne de Saint-Étienne, mais encore ceux qui, à une époque quelconque de l’histoire, ont été plus ou moins, d’une manière permanente ou intermittente, ses sujets ou ses vassaux. C’est ainsi qu’ils réclament, documens en mains, les royaumes de Serbie et de Roumanie, ainsi que les Bulgares[1]. Au couronnement de l’empereur

  1. D’après les Hongrois, les Bulgares leur appartiennent ethniquement ; en effet, disent-ils, les immigrans qui vinrent d’Asie au VIe et au VIIe siècle s’établir entre le Balkan et le Danube étaient de la même race que les Ongres ou Magyars. Le fait est que ces immigrons furent noyés dans la masse slave, et qu’aujourd’hui les Bulgares sont Slaves par la langue et surtout par ce libre choix qui constitue le titre le plus légitime d’une nationalité.