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innombrables fonctions avec un esprit de parti, il n’y a plus de citoyens, mais des favoris et des victimes de la puissance publique. Un ancien ministre prouvait naguère que cette inégalité se manifeste même devant l’impôt. En constatant une diminution anormale dans les revenus indirects, il en révélait la cause : l’embarras pour les agens du fisc d’agir contre quiconque appartient au parti dominant ; et, quand ils poursuivent la fraude, la complicité des influences politiques qui assure le pardon aux coupables. Une seule chose a fait scandale, la dénonciation de M. Léon Say. De telles inégalités ne sont-elles pas le droit commun du régime ? Les préfets ne se vantent-ils pas sous serment de laisser sans solution les intérêts qui touchent les adversaires politiques[1] ? S’il faut juger le gouvernement sur ses grands actes, l’exécution des décrets et l’amnistie apparaissent ; que sont-ils, sinon un scandale d’inégalité ? Des hommes vivaient réunis dans la retraite, l’étude et la prière : le gouvernement ne prouve contre eux aucun crime, il ne les accuse même pas, et il les chasse. D’autres, associés dans un attentat contre la patrie elle-même, après avoir promené le fer et le feu dans Paris, convaincus de tous les genres de crimes, avaient été chassés de la patrie par les lois : il les rappelle. Ce n’est pas assez de la liberté et de la France, ils recouvrent la dignité civile, ils votent dans ce Paris, égaux à ceux qui l’ont sauvé de leurs mains. O justice d’un pouvoir qui, voulant des amis et des ennemis, sait ainsi choisir, et, selon le mot superbe et terrible, « ouvre les bagnes et ferme les couvens[2] ! »

Donne-t-il du moins la stabilité, la stabilité nécessaire surtout dans le mal, car elle le limite, et si facile à obtenir, puisqu’il suffit de laisser faire le temps ? Jamais l’inconstance ne se manifesta avec tant de désordre : elle menace tout à la fois. La première œuvre qui s’imposât à nous, la réorganisation militaire, est inachevée, et loin qu’elle se complète, le plus urgent paraît être de détruire ce qu’on croyait avoir édifié. Une force demeurait intacte, le travail, notre meilleure ressource, et pour la développer, il suffisait à l’état de ne pas troubler l’effort de chacun. Sous prétexte de tutelle sur la classe laborieuse, il veut substituer à la liberté des contrats une réglementation arbitraire, donner à ses protégés non-seulement des retraites, mais la propriété de leurs places, et transformer les ouvriers en fonctionnaires de l’industrie. Sous prétexte de favoriser l’industrie elle-même, il rêve de se substituer à la plus importante, celle des chemins

  1. « J’ai déclaré à M. Chagot que, s’il ne reprenait pas ses ouvriers, j’arrêterais net au conseil de préfecture toutes les affaires contentieuses intéressant sa compagnie. » (Déposition de M. le préfet Hendlé dorant la cour d’assises de Riom dans l’affaire de Montceau-les-Mines, le 19 décembre 1882.
  2. M. le duc d’Audiffret-Pasquier.