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Nommer à leur suite leurs successeurs serait glisser une cruauté dans un parallèle. En les disant médiocres, leur parti croit les juger : il les flatte. Médiocres, plût à l’histoire qu’ils le fussent ! Elle donne ce titre à des hommes dont le génie ne s’éleva pas à la hauteur de circonstances exceptionnelles, mais qui, dans le cours d’événemens ordinaires, mirent au service de leur pays du bon sens, de l’expérience, de l’application, et que l’honnête équilibre d’un esprit moyen a tenus à égale distance de la gloire et du ridicule. Dans le pouvoir aujourd’hui qu’y a t-il de médiocre ? Est-ce la corruption, dans les circulaires qu’il signe et où il enseigne la délation comme un moyen régulier de gouvernement ? Est-ce l’incapacité, dans ces calculs où l’on se trompe de 100 millions pour équilibrer le budget, et de 2 milliards sur l’étendue des travaux engagés ? Les bas-fonds du ridicule enfin n’ont-ils pas été atteints par ces ministres qui, philosophes et libres penseurs, enlèvent des écoles le crucifix, emblème de superstition, mais croient à la baguette d’une sorcière, livrent à ses sortilèges la basilique où dort le passé de la France, et mettent leur signature au bas d’un traité où ils règlent par avance, sans doute pour combler le déficit des finances, le partage des trésors promis par la magie ? Voilà quels chefs sont chargés d’assurer en France tous les intérêts qui reposent sur la sagesse du pouvoir ; voilà quels rivaux doivent soutenir dans le monde le prestige amoindri de la France contre des hommes d’état armés de tant de force que leur habileté semble superflue, et si habiles qu’ils n’auraient pas besoin d’être si puissans. Aussi la politique extérieure sans direction se traîne-t-elle péniblement d’abdications en aventures, et quand, à la veille de la lutte qui se prépare en Orient, chacun prend ses positions et ses gages, l’influence française chassée de l’Égypte, affaiblie en Syrie, disputée encore à Tunis, fait trembler Madagascar et contracte alliance avec les rois nègres du Congo. Aussi des lueurs menaçantes révèlent que, dans la nation, la haine des classes prépare une œuvre terrible, et qu’une barbarie nouvelle, celle du nombre révolté contre l’intelligence, menace la civilisation. Mais qu’importe le prestige au dehors, et pourquoi regarder par-delà la frontière ? qu’importe même si, dans les profondeurs du pays la lave se ferme, pourvu qu’elle ne monte pas ? La richesse et l’ordre matériel, voilà les seuls biens solides dont ait souci un tel pouvoir : il a trouvé moyen d’amoindrir jusqu’à l’ambition.

Elle a été d’abord satisfaite, puisque le pays resta longtemps prospère et calme, et les politiques, prenant pour récompense de leur conduite ce qui était le prix des efforts de tous, eux exceptés, ont pu croire qu’en dédaignant toutes les qualités nécessaires au pouvoir, ils avaient créé un nouveau genre de gouvernement. On en venait à dire que de tous les métiers le plus facile est de régner.