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et qui ignore ce qu’il croit avantageux à soi-même ? Moins les citoyens sont versés dans les affaires publiques, moins ils sont aptes à comprendre que la satisfaction de chacun serait la ruine de tous, et plus l’intelligence est obscure, plus la convoitise est ardente. Pour satisfaire un peuple sans l’éclairer, il faut lui promettre, lui promettre encore, lui promettre toujours. On ne servit pas le pays, on le gorgea. La grande pensée fut le plan des chemins de fer. Elle semblait s’inspirer de l’intérêt général ; elle était le triomphe des intérêts particuliers. Il ne s’agissait pas de tracer les lignes nécessaires, de calculer leur produit, de compléter un réseau en ses points faibles, de défier par des abréviations de parcours les détournemens de trafic tentés au détriment de la France par des compagnies étrangères. Il s’agissait de faire circuler dans tous les arrondissemens et passer à travers tous les cantons leur voie ferrée ; la carte en fut dressée par les conseilleurs-généraux et les députés. Nul n’éprouva de refus ni n’en pouvait recevoir, puisque le but était d’établir en une matière inattendue l’égalité et les principes de 1789 ; ils ne furent violés qu’au profit de personnages de première importance ; ceux-ci obtinrent deux et jusqu’à trois tracés sur leur territoire électoral ; la dépense, évaluée d’abord à 4 milliards, monta à 9, et le tout, préparé en quelques mois, fut voté en quelques jours par des assemblées où chacun donnait sans compter pour recevoir de même. Les pays déjà assez dotés pour que l’œil d’un législateur même n’y puisse découvrir l’emplacement d’un chemin nouveau vont crier à l’injustice : on améliore leurs canaux, on accorde sans distinction à toutes les villes du littoral des quais, des bassins, l’espoir de devenir de grands ports. Cela n’empêche qu’on ne répande en même temps sur le territoire des casernes, des écoles. Il y a assez d’argent pour tout et pour l’appliquer partout. Encore n’a-t-on satisfait ainsi, par des bienfaits collectifs, que les départemens et les communes, êtres abstraits et peu capables de gratitude. On veut s’attacher les individus eux-mêmes. Il faut que la république se révèle à chacun de ses partisans par quelque faveur personnelle. La première, et la moins rare, est de détourner d’eux les rigueurs de l’administration ou des lois. Voilà pourquoi, des membres de la commune aux moindres délinquans, les amis ne sont pas poursuivis ; poursuivis, leur peine est légère, légère même, elle est peu appliquée. Mais la seconde, la véritable faveur, est de donner droit aux amis sur le trésor. Voilà pourquoi tombent dans un subit oubli les économies dont se leurrait la crédulité publique et les réformes qui devaient, par la suppression des sinécures, restituer aux libres carrières trop d’intelligences détournées de leur voie. Comment supprimer des places qui deviennent des récompenses ? et si elles sont des récompenses, comment amoindrir la solde des dévoûmens