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politique à une autre, elle réduisait à un rôle faux l’homme qui avait besoin de l’une dans le présent et de l’autre dans l’avenir ; elle le condamnait à s’aliéner un parti par ses paroles ou tous deux par son silence ; en faisant surgir des hommes, elle suscitait des rivaux à un maître qui, grâce à la discipline, n’avait plus que des subalternes ; en faisant surgir des idées, elle éclairait le pays sur ses maux et ses ressources ; or il n’était pas mauvais que l’accroissement des difficultés et l’ignorance épaississent autour de la France les ténèbres dans lesquelles on cherche les sauveurs.

Voilà pourquoi l’humeur débonnaire de Gambetta tourna toujours en rigueur implacable contre les indisciplinés qui prétendaient être modérés avant lui, conservateurs plus que lui, sages quand il n’était pas prêt. Si, au lieu des actes isolés qu’il étouffa sans peine dans l’impopularité de leurs auteurs, s’était dressée devant lui une organisation plus solide, il aurait élevé la résistance à la hauteur du péril, et même, dans les derniers temps, seul centre la meilleure cause, il aurait gardé la meilleure chance. Sans doute, cessant de monter, il semblait descendre à l’horizon ; mais qu’importe d’être moins grand si l’on domine encore ? Quel rival, quelle coalition de rivaux lui pouvait disputer la prépondérance dans l’une et l’autre chambres ? Toutes deux étaient-elles autant que lui maîtresse des ministres, et les ministres maîtres des services ? Qui ordonnait, sinon lui, dans toute la France, aux comités, aux associations, à la presse ? Quel mouvement pouvait s’accomplir dans le corps politique malgré une telle volonté ?

Mais celui auquel on n’aurait pas su désobéir ne commandera plus. Une mort a tué une dictature ; celle de la persuasion surtout est un secret qui ne se transmet pas. Le filet dans lequel ce pêcheur d’hommes avait pris un peuple était fait pour ses larges mains. Ceux qui déjà se le disputent auraient peine à le soulever tous ensemble ; faute de s’entendre à le manier pour s’en servir, ils se le partageront, et déjà s’échappe la capture qu’il contenait. Cette multitude qu’un miracle de la fortune et de l’habileté avait su prendre à toutes les profondeurs, ramener de tous les horizons, confondre malgré les diversités, et entraîner sans résistance retrouve avec sa liberté sa nature ; on s’aperçoit que tout le monde a été dupe d’un homme, qu’il avait tout mêlé sans rien unir, qu’il avait décoré du nom de parti une foule, qu’il était son seul lien, déjà se dégagent et se séparent les violens et les modérés, les ouvriers tourmentés par les questions sociales, et les hommes de bourse et d’affaires, les fanatiques et les sceptiques, étonnés d’avoir oublié leurs répugnances dans leur culte commun pour un homme, et la mort d’un seul suffit à rendre à chacun sa place. Depuis les