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que vous le serez, vous, lecteur français. Distraits ou terrifiés par les catastrophes bruyantes du drame politique, les Russes négligent trop souvent d’étudier le sourd travail de la conscience populaire ; devant les phénomènes de l’histoire, nous sommes tous comme les bonnes femmes sous l’orage : elles se signent quand la foudre tonne et non quand l’éclair luit, ignorant que seul il cause le fracas et porte le péril. — Cette fois, du moins, un esprit attentif s’est chargé de satisfaire notre curiosité. M. Prougavine, l’auteur de recherches patientes sur le mouvement religieux, a publié dans une revue de Moscou, la Pensée russe[1], une suite d’articles sur la personnalité, les idées et l’action du « sectaire de Tver. » L’écrivain moscovite est allé s’établir au village ; il a vécu plusieurs semaines dans l’intimité de son héros ; il nous rapporte, avec les confessions détaillées de ce dernier, l’enquête contradictoire poursuivie dans le pays. J’ai pris un vif intérêt à cette enquête : je voudrais la résumer ici.

Gens d’Occident, gens affairés par la vie moderne, c’est peut-être beaucoup de vous demander une heure pour descendre dans l’humble petite âme d’un paysan de Russie. Essoufflés à courir derrière ce siècle, qui multiplie les idées et les intérêts au-delà des puissances de notre cerveau, nous n’avons plus ni attention, ni loisir, ni silence pour écouter ce que l’âme murmure de confus et de mystérieux. On nous dit d’ailleurs, on nous le dit tous les jours et de partout : « Le problème religieux appartient désormais aux archéologues ; ce qui a tant pesé dans le passé de l’homme ne pèsera plus dans son avenir, et dans cet avenir mieux réglé, l’imprévu divin n’entrera plus au compte général des affaires humaines. » J’acquiers une conviction tout autre en regardant l’histoire tisser sa vieille trame, toujours avec les mêmes fils, dans ce coin du monde où je l’observe. Pour un esprit sans préventions, le malaise spirituel domine, engendre et caractérise tous les malaises sociaux et politiques de la Russie. L’évolution religieuse, c’est-à-dire l’opération de l’idéal dans les âmes simples, les transformations et les exigences de cet idéal, voilà la source cachée d’où sortiront toujours les révolutions et les progrès, le large flot des faits sensibles dont nous écoutons le bruit sans nous enquérir de sa source. Qui croit cela peut se passionner en étudiant la pensée enfantine d’un pauvre moujik ; ne contient-elle pas en germe les vastes conséquences qui s’appelleront plus tard l’histoire et feront grand éclat dans le monde ? Cette étude offre un autre intérêt, le plus vif que puissent goûter les curieux du passé ; elle fait revivre devant l’observateur de nos

  1. Altchouschie i jajdouschie pravdi, par C. A. Prougavine, Rousskaia Mouisl, livraisons d’octobre et décembre 1881, janvier 1882.