Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/659

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

t’ai prémunie contre lui… Tu ne m’as pas écouté, mais tout cela ne change rien entre nous. Encore une fois, je te comprends mieux que tu ne te comprends toi-même. Tâche de tirer le meilleur parti possible de la position que tu t’es faite.

— Vous n’avez pas pardonné à Bartley ! s’écria-t-elle avec feu.

— Sottise ! répliqua son père en fronçant le sourcil. Qu’importe ce que tu appelles le pardon ? Un homme fait ceci ou cela, et il en subit les conséquences. Si, en pardonnant, je pouvais épargner à Bartley les conséquences de ce qu’il a fait !… Mais c’est impossible.

— Voyez-le du moins, supplia-t-elle ; parlez-lui. Il est si bon pour moi ! .. Il travaille jour et nuit.

— Je n’ai jamais dit qu’il fût paresseux. Avez-vous besoin d’argent ?

— Non, Bartley en gagne.

— Eh bien ! un mot encore. Tu as voulu être sa femme, c’est ton de voir maintenant de l’aider. En t’y prenant mal avec lui, tu peux le rendre pire qu’il n’est. Ne sois pas folle, ne le tourmente pas… Garde-toi de la jalousie. Ce que tu pourrais faire de plus fâcheux dorénavant, au point où vous êtes, serait de douter de lui.

— Je ne douterai jamais, mon père ! jamais ! Je tâcherai d’être raisonnable. Comme je voudrais que mon mari pût connaître vos sentimens !

— Ne lui parle pas de moi, dit le vieux squire et ne fais pas de promesses pour les rompre ensuite. — Il l’embrassa de nouveau :

— Adieu, Marcia !

— Mon père, vous me quittez ? .. balbutia-t-elle.

Le père eut un sourire de tristesse ironique, et haussa les épaules :

— Non, vraiment, je vais t’emmener avec moi !

Cette raillerie la ramena au sentiment de la réalité qu’elle avait perdu un instant et, riant à son tour à travers ses larmes, elle chargea le vieillard des plus tendres souvenirs pour sa mère, elle lui demanda quand il reviendrait.

— Lorsque tu auras besoin de moi, répondit-il en se débarrassant de son étreinte.

Ce n’est pas l’adversité qui est funeste au repos et à l’union du jeune ménage, c’est le succès, au contraire, c’est la fortune. Bartley réussit dans le journalisme, quoiqu’il n’ait guère que des qualités de reporter et peut-être parce qu’il n’a que celles-là ; il se fait recevoir d’un club, accepte des invitations, force sa femme à le suivre un peu dans le monde et finit par y aller beaucoup sans elle, car un enfant est venu attacher Marcia au foyer. Certes Bartley, jugé au point de vue européen, passerait pour un bon époux et un bon