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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/68

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la main du Créateur ; elle garde l’attrait des grandes tristesses, le plus puissant peut-être, parce que le plus heureux d’entre nous pleure dans le meilleur de son âme je ne sais quelle chose perdue qu’il n’a jamais connue. Terre neuve, effrénée et vague, comme les enfans faits à sa ressemblance, comme leur cœur et leur langage, elle ne raconte pas les histoires curieuses que savent dire les vieilles terres : elle a pour toute parole une plainte mélancolique, comme la mer, la musique et la douleur.

Entrons dans les chaumières noires, basses, sur le pré : nulle d’entre elles ne se distingue de sa voisine ; ainsi de leurs habitans, identiques par le vêtement et la physionomie ; un sayon de bure, des sandales en écorce de bouleau, une peau de mouton en hiver ; sur les visages, l’expression des primitifs, simple, douce, étonnée, telle qu’elle est fidèlement rendue par les sculptures de nos plus vieilles cathédrales. Quand ces hommes ont mené paître leur troupeau et arraché à la terre le pain noir dont ils vivent, que restera-t-il dans leur existence pour les rapports sociaux, pour la plus humble végétation de l’esprit et du sentiment ? L’école est rare, une de loin en loin, inaccessible l’hiver, et au printemps, quand débordent les rivières ; l’été, les petits bras de l’enfant comptent déjà au travail ; si par fortune l’école le prend, c’est pendant quelques mois durant trois années, de sept à dix ans. Après, son esprit retombe en friche, ce sera miracle s’il se souvient de l’alphabet entrevu. L’église est rare aussi : il faut plusieurs villages pour former une paroisse ; souvent elles brillent à bien des verstes, la croix dorée et la coupole d’étain qui désignent la maison de Dieu, une maison de bois comme les autres. On s’y achemine pourtant, dans la belle saison, le dimanche ; on entre ; invisible derrière des cloisons dorées et des voiles, un prêtre chante un long office en slavon ; si proche qu’elle soit de l’idiome moderne, la langue ecclésiastique n’est guère plus accessible à un illettré que notre rituel latin à un paysan d’Italie. À celui-ci du moins un homme, un frère, dira dans le langage familier quelque chose de l’évangile, quelques mots de consolation et de miséricorde, avec les bonnes intonations naturelles de la voix humaine. Le moujik n’entend rien de pareil ; uniquement la psalmodie hiératique, qui peut charmer l’oreille, mais ne répond pas aux besoins toujours nouveaux du cœur. Au cours de ces mystères, qu’il révère par habitude et dont le sens lui échappe, le fidèle dépense sa dévotion en signes de croix, en prosternations, en baisemens prodigués aux revêtemens de vermeil des icônes et des reliques. Si c’est le temps de Pâques, il s’approche des sacremens, comme le veulent la loi civile et la coutume, paie son dû, et s’éloigne avec le sentiment mi-partie satisfait, mi-partie pénible, qu’il éprouve, d’autre part, quand il a retiré son passeport