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Vous le voyez maintenant, ce paysan, dans son dénûment matériel et moral, refoulé, tourné vers le triste par les influences du milieu physique et social. L’hiver l’a enfermé dans la solitude de sa cabane. Que fait-il ? que pense-t-il ? Rien ou peu de chose. Son esprit inculte erre dans un jour crépusculaire. Il ressasse ses souffrances et le vague rêve d’il ne sait quel avenir meilleur. Si obscure que soit une âme, elle nourrit deux lueurs qui ne s’éteignent jamais tout à fait : la réflexion et l’espérance. D’ailleurs plus d’un a passé par l’armée, a été aux grandes villes se louer pour quelque métier ; certains ont encore assez de science pour déchiffrer un livre. — Quel livre ? À coup sûr le seul qui pénètre en de pareilles retraites, le Livre, la Bible, ou tout au moins l’évangile. Le moujik lit : songez-y encore, ce mot ne désigne pas pour lui la même opération que pour vous, qui parcourez ce feuillet d’un regard rapide. Il lit lentement, il épèle les mots ; chaque ligne, chaque page lui est une rude conquête, il la recommence vingt fois, et le mot et l’idée se gravent d’autant plus profonds dans son cerveau vide qu’il lui a fallu plus de peine pour les conquérir. Après de longues heures de ce travail, un jour se lève dans la nuit de cette âme ; émerveillée, elle s’éprend de ce monde nouveau où tout lui parle de justice, d’amour, de fraternité. Chaque leçon, chaque parabole s’appliquent à sa condition, pénètrent au vif de ses désirs et de ses peines ; des faibles persécutés, des humbles glorifiés, des pêcheurs qui changent le monde, des publicains qui rendent gorge, des juges prévaricateurs qui n’osent plus juger. Le lecteur poursuit, passe aux Actes des apôtres, et voit avec admiration la société de son rêve paysan, de braves petites gens en communauté, secourables les uns aux autres, se gouvernant dans l’amour et la justice, sans intervention du dehors, sans mécanisme dur et compliqué. Et ceci n’est pas un conte, c’est le livre saint qu’on lui a appris dès l’enfance à révérer sur parole, à chaque mot duquel il faut croire sous peine du salut. Quelle vision, ce monde idéal, pour le malheureux que le monde réel opprime et blesse à chaque mouvement ! Il y comprend tout, mais autrement que nous. Quelque liberté d’esprit que nous apportions à la lecture de ce livre, il sera toujours enveloppé pour nous dans le commentaire que lui font dix-huit siècles d’histoire, l’interprétation reçue d’abord de l’orthodoxie, la réaction de la critique pulvérisant le texte ou lui insufflant une vie factice. Cet homme qui l’aborde avec son âme neuve voit dans l’évangile ce qu’il renferme en réalité : un code de morale sublime et complet à l’usage des cœurs simples. Il l’entend dans les dispositions où étaient ses pareils, Simon et André, en quittant leurs filets ; la lettre lui est sacrée et lui suffit, elle s’adapte à sa conception de l’univers, il n’a nul besoin d’en solliciter l’esprit pour la plier aux exigences d’une civilisation