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dans sa conception, refaites par la pensée l’éducation et le milieu d’où il la tire ; il a hérité de son père ou de son beau-père une profession, la plus respectable de toutes assurément, mais pourtant une profession, qui doit le faire vivre, lui, sa femme et ses enfans ; il s’en acquitte avec foi et avec zèle, luttant, dans de dures conditions, contre la misère ; mais enfin il demande que cette profession le fasse vivre, et comme les exigences pratiques prennent communément le dessus sur les spéculations idéales, c’est surtout cela qu’il demande aux chrétiens dont il a la garde[1]. Rien là que de régulier et d’honnête, étant donnée sa conception moyenne du sacerdoce, rien que de naturel dans le sentiment qui lui fait voir un ennemi dans l’hérétique, parce que cet hérétique fait tort à la profession. Ah ! si l’esprit critique, ce large courant qui a passé dans nos âmes, détruisant beaucoup, édifiant peu, les emplissant de déchiremens et de doutes, si l’esprit sagace et désolant du XIXe siècle veut se faire pardonner, qu’il lègue du moins à l’avenir le bienfait d’un dogme : le devoir, pour tout homme qui juge un de ses frères, d’entrer dans la conception du prévenu, de lui emprunter son regard pour mesurer son action. Puisse ce principe pénétrer nos habitudes intellectuelles pour passer de là dans nos habitudes sociales, dans nos codes criminels réformés par lui !

Je rapporterai les conclusions du prêtre de Yakonovo, telles que les reproduit M. Prougavine : elles ont leur intérêt :


« Cela n’a que l’évangile à la bouche, et cela sait à peine lire. C’est à faire pitié !.. Oui, il faut avouer que ces livres ne font pas peu de ravages dans le peuple. — Quels livres, fis-je avec surprise ? — Eh ! ces évangiles, ces éditions à bas prix du Nouveau-Testament en langue russe. Passe si seulement ils pouvaient comprendre ce que signifie la parole de Dieu, mais non, ils expliquent tout à leur façon ; au pire, ils comprennent tout de travers… Voilà où est le mal ! Aussi, quand il y a moyen, moi, pauvre pécheur, je leur enlève ces livres. « Donne-moi à lire, que je fais, je n’avais pas vu cela ! » J’en ai déjà plus de quinze et je les garde : comme cela il y aura moins de gens séduits. Ah ! cette secte est une grande calamité et elle ne disparaîtra pas ainsi… Comment ! on ne fait aucune poursuite contre eux, personne ne les effraie

  1. Il y a quelques jours, passant par un bourg de 1,200 âmes, j’entrai chez le prêtre ; un jeune homme, avec une femme, une belle-mère et cinq enfans. Je lui demandai ce qu’il touchait ; 140 roubles seulement de traitement de l’état (le rouble vaut actuellement 2 fr. 50) et de 6 à 700 roubles de casuel ; c’était une des meilleures paroisses du district. Le pauvre homme me disait : « L’année dernière a été bonne, il y a eu jusqu’à 18 mariages ; cette année, il n’y en a pas eu moitié autant. » Il ne se rattrapera pas sur les enterremens, qui sont de maigre rapport ; on est plus pressé de se faire marier que de se faire enterrer.