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comme il faudrait !.. Ils ont beau jeu pour divaguer ! Si le gouvernement ne s’en mêle pas, on ne l’extirpera jamais. — Et quelles sont, à votre avis, les mesures qu’il faudrait prendre contre cette secte ? — Le pouvoir séculier peut en finir vite avec elle. J’en ai écrit à Sa Grandeur, et on me répond : C’est par la parole de Dieu, par la persuasion qu’il faut agir. — La parole de Dieu, c’est bientôt dit à ceux qui ignorent, les faits. Essayez dans la pratique, vous verrez qu’avec la parole de Dieu vous ne gagnerez rien sur ce peuple… On a réuni le conseil canonique pour une admonition : l’archiprêtre est venu avec son clergé. On a amené Sutaïef, ses proches, d’autres encore. Qu’est-il arrivé ? On a disputé trois heures avec eux, et personne ne s’est entendu. Chacun a tenu pour son idée. Ils sont tous arrivés avec des livres, des évangiles, jusqu’aux femmes qui criaient, malheur ! L’archiprêtre les a admonestés, ils ne l’écoutaient pas et répondaient : — Nous sommes des créatures nouvelles, des créatures régénérées… Nous étions dans le chemin de l’erreur, maintenant nous savons. — Je me suis adressé à l’adjoint de l’ispravnik. Pourquoi, lui ai-je dit, leur permettez-vous d’enterrer sous leur plancher ? Les sutaïévites enterrent là où l’on meurt, dans le jardin, dans l’isba, sous le plancher. On a envoyé un officier de police. Il est allé, a bu le thé chez Sutaïef, a reçu dix roubles et s’en est venu faire son rapport : Cherché le cadavre… rien trouvé de suspect… A-t-on idée de cela, ne pas trouver un cadavre ? Ce n’est pas une aiguille ! Comment le maintient-on en fonctions, cet officier de police ? Pourquoi l’autorité n’éclaircit-elle pas cette affaire ? Qu’on prenne la mère, elle doit savoir où son enfant est enterré ; qu’on la prenne, qu’on la jette en prison, qu’on lui donne seulement de quoi ne pas mourir de faim, n’ayez pas peur, elle parlera ! Je vous l’aurais fait parler, moi ! Qu’on me donne le pouvoir, fût-ce celui d’un commissaire de police, je trouverai vite, moi, je leur en remontrerai, moi. »

Si la mémoire de l’écrivain n’a pas altéré la pensée de son interlocuteur, ce langage est curieux. C’est, mot pour mot, celui qui, à d’autres époques retentissait en Europe. Il est curieux ici, parce que ce n’est pas une doctrine apprise, chez ce prêtre de village, c’est l’instinct naturel, inspirant toujours la même stratégie aux hommes, dans des situations identiques et contre les mêmes dangers. En vain l’expérience a prouvé l’inefficacité de certaines armes : le croyant menacé saute tout d’abord sur ces armes, ignorant qu’elles se retourneront contre lui. — Mais il est temps d’introduire l’homme qui fait tout ce bruit dans ce petit coin du monde. M. Prougavine, craignant d’éveiller la défiance du sectaire, avait sagement mené ses approches ; il n’avait pas paru d’abord à Chévélino et s’était lié avec un adepte moins en vue dans un village voisin : celui-ci lui offrit de lui amener Sutaïef et tint sa promesse.