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1860, le protectorat séculaire de la France sur la montagne libanaise, ne comptent pour rien aux yeux de Rustem-Pacha. Il est facile de comprendre la cause véritable de ses sentimens antifrançais. Si toutes les puissances exerçaient la même tutelle sur le Liban, ce serait l’anarchie ; ces divisions européennes donneraient au gouverneur turc une puissance absolue ; maître du règlement que personne ne défendrait, il le violerait ou le respecterait à son gré. L’action de la France est donc le premier frein qu’il ait besoin de briser pour régner en despote. Le second est le clergé local. L’organisation du Liban est une organisation théocratique et féodale qui rappelle le moyen âge ; l’église y fait équilibre au pouvoir laïque ; le prêtre y tempère la domination du seigneur, qui serait accablante si elle était exclusive. Ce système n’est point assurément l’idéal du gouvernement humain ; mais, pour le détruire, il faudrait avoir du moins quelque chose à mettre à sa place. Supposons que Rustem-Pacha réussisse dans ses projets, qu’il écrase et supprime le clergé, qu’en résultera-t-il ? Le gouverneur turc deviendra omnipotent ; aucune force sociale ne pourra lui résister. Croit-on qu’un pareil régime valût mieux que celui d’aujourd’hui ? Assurément, si graves que soient les abus du clergé, ils ne seraient rien en comparaison de ceux qu’amènerait le despotisme du gouverneur turc. La montagne jouit depuis des siècles d’une liberté relative qu’elle doit à la fois au courage de ses habitans, à l’énergie de ses prêtres, et à la protection de là France. Il faut prendre garde que ces grands avantages ne soient compromis en un jour par des velléités malencontreuses de campagne anticléricale. Que les Libanais se rappellent l’histoire du cheval priant l’homme de monter sur son dos et de lui mettre un mors à la bouche pour l’aider à forcer le cerf. Le cerf fut forcé, mais le cheval resta esclave. Accepter l’omnipotence du gouvernement turc en vue de forcer le clergé aboutirait au même résultat. Le clergé serait forcé, mais le Liban ne serait plus qu’une province ordinaire de l’empire ottoman, soumise, comme toutes les autres, aux caprices et aux violences de gouverneurs envoyés de Constantinople avec mission de les exploiter sans pitié.

Il est d’autant plus essentiel qu’on ne se fasse point d’illusion en France à cet égard que la Syrie est aujourd’hui une des provinces orientales où notre influence est le plus nécessaire. Les Italiens, voyant l’Afrique leur échapper, tournent leurs regards vers Jérusalem et vers Beyrouth. A Jérusalem, ils s’efforcent de nous remplacer dans la surveillance des lieux saints ; à Beyrouth, ils font cause commune avec Rustem-Pacha, qui est d’origine italienne, dans l’espoir de s’insinuer à nos dépens dans la montagne libanaise. Nous n’avons pour lutter contre eux d’autre arme que le protectorat