Le novateur se plaint de ce que ses adversaires disent par dérision « l’évangile de Sutaïef. » Il faudrait dire simplement : l’évangile. Nous ne formons pas une secte, nous voulons simplement être de vrais chrétiens. Le vrai christianisme est dans l’amour, c’est le Seigneur qui l’a dit. Là où est l’amour, Dieu est présent ; là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de Dieu. Toute la loi tient dans ce seul mot. On assure qu’il y a beaucoup de religions différentes sur la terre, jusqu’à soixante-dix-sept, et qu’on dispute à Moscou sur ces religions. Enfantillage ! Il faudrait réunir toutes ces églises et dire aux hommes : Il n’y a qu’une foi, celle de l’amour ; à quoi bon disputer ? Nous admettons l’Ancien-Testament, mais l’évangile est au-dessus de tout, c’est la parole de Dieu ; il faut le lire et l’approfondir. Il m’est arrivé de discuter avec de vieux croyans sur l’affaire des anciens et des nouveaux livres. Je leur disais : En quoi cela importe-t-il ? Prenez les nouveaux livres et surtout faites-vous une vie nouvelle. « La vie nouvelle, l’organisation de la vie, » c’est là la pensée fondamentale de Sutaïef. Tout doit être considéré au point de vue de la vie, de l’utilité et du bonheur des hommes. L’esprit du novateur n’est tourné ni vers les rigueurs ascétiques ni vers les aspirations mystiques. L’amour signifie pour lui la charité pratique envers autrui. De là son peu de souci des observances extérieures du culte. Il n’a pas remarqué qu’elles rendissent les hommes meilleurs ; le temps viendra d’y penser quand les hommes régénérés seront en état de connaître la vérité. Et comme son interlocuteur lui renvoyait la question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » le paysan répondit sans se troubler : « La vérité, c’est l’amour dans la vie commune. » Sutaïef tient pour inutiles les divers sacremens, toujours en vertu de ce raisonnement qu’ils ne détournent pas les hommes du péché et n’ont pas été efficaces pour leur amélioration morale. Relativement au clergé, il estime que les prêtres doivent être des guides spirituels, enseigner le bien et prêcher d’exemple. Il repousse également les rites du mariage, parce qu’ils consacrent actuellement des unions fondées sur le mensonge. Interrogé sur les circonstances du mariage de sa fille, célébré par lui seul et qui a fait grand scandale, Sutaïef répondit : « Le fiancé de ma fille travaillait à Pétersbourg ; il menait mauvaise vie et commençait à boire. Je l’ai exhorté, je l’ai ramené dans le droit chemin ; j’ai recommandé aux jeunes gens de suivre la loi divine, de traiter tous les hommes comme des frères et des sœurs ; maintenant il vit bien, dans la loi chrétienne. » Les sutaïévites vénèrent les saints, en tant que ceux-ci ont donné de bons exemples ; mais on ne doit pas leur adresser de prières, il ne faut prier que Dieu. Il n’y a ni anges ni diables ; personne n’a jamais vu d’esprits avec des cornes ou des ailes. En général, la secte est fort indifférente à toutes les superstitions
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