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III.

Notre auteur vit entrer un petit homme malingre de cinquante-cinq ans environ ; le portrait qu’il fait reproduit assez exactement celui que nous a montré M. Riépine. « J’éprouvai, avoue M. Prougavine, une sorte de désenchantement, comme le dépit d’une espérance trompée, tant cette figure était ordinaire, insignifiante ; dans tout l’extérieur de cet homme, il n’y avait rien d’imposant, rien qui le distinguât des milliers d’autres individus ses pareils dont se compose la masse incolore de notre peuple. » — C’est précisément le trait qui doit nous frapper : Sutaïef est du commun, un homme « à la douzaine, » comme dit l’expression russe ; ce qu’il fait, son voisin peut le faire. — Le sectaire entra sans se signer, manquant ainsi à l’usage invariable des paysans. Après les premières politesses, on s’assit devant le samovar, et le thé fournit un biais pour attaquer la question religieuse. M. Prougavine demanda s’il était vrai que les sutaïévites s’en abstinssent, à l’exemple de quelques vieux croyans, ainsi que de l’eau-de-vie et de la viande de porc. — « Pourquoi cela ? répondit son hôte : Dieu a tout créé pour les besoins de l’homme : il n’y a que l’abus de condamnable ; tout est pur pour celui qui est pur. Le Sauveur a dit : Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de la bouche. Lis dans Mathieu, ch. XV, v. 11, et Marc et Luc disent de même… » Engagée sur ce terrain, la conversation ne quitta plus les matières théologiques, et M. Prougavine put satisfaire toute sa curiosité. Il ne rencontrait chez Sutaïef aucune des défiances qu’il craignait ; le sectaire parlait de ses idées et de lui-même avec une sincérité, une ouverture de cœur qui ne se démentirent jamais par la suite. « — On a dit, insinua-t-il, que tu venais pour faire une enquête. Bah ! cela m’est indifférent. Vienne qui veut, fût-ce le tsar, je les recevrai tous, je pense que chacun a besoin d’entendre la vérité. » Le visiteur était arrivé à sept heures du matin ; à six heures du soir, la conférence durait encore, au grand désespoir de la maîtresse du logis, qui se lamentait sur la soupe froide : on eût dit deux puritains se rencontrant dans une taverne au temps du Covenant, et oubliant de manger pour se combattre à coups de textes bibliques. Durant deux semaines, cet entretien se renouvela presque tous les jours à Chévélino, où notre auteur venait trouver son nouvel ami. Ce dernier exposa sa doctrine et raconta ses tribulations, sans ordre, au hasard de la causerie ; ne pouvant reproduire ces longues conversations, je les résume à grands traits, en regrettant de leur enlever la couleur et la chaleur de l’accent.