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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/806

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qui il n’a manqué pour un ouvrage définitif ou bien que le temps, comme à cet aimable Alfred Tonnelle, ou qu’un ressort de volonté plus énergique, comme à Maurice de Guérin, ou qu’une idée moins décourageante des devoirs de l’écrivain, un goût plus facile à se satisfaire lui-même, comme à Doudan, qui, moins spéculatif et moins perdu dans le rêve, offrait pourtant quelques accords secrets avec Amiel, et lui aussi, par une sorte de nostalgie de l’idéal, déserta toujours les responsabilités de la vie aussi bien que les grandes œuvres.


I

Voici un homme confiné dans une destinée médiocre, dans une ville qui n’a pas la prétention d’être une grande capitale, isolé dans un milieu qui, par certains côtés, l’offense et le blesse, sauf quelques rares amis que la vie éloigne de lui et disperse à travers le monde. Mais cette destinée a été préparée par une forte culture philosophique et littéraire, par des voyages en Italie et en France, par un long séjour en Allemagne. Cette ville, c’est Genève, petite par son étendue et sa population, mais une ville d’une civilisation cosmopolite dont l’atmosphère est comme chargée, saturée d’idées voyageuses, venues de tous les points de l’Europe. Ces amis dont la sollicitude l’entoure, qui l’excitent sans trêve à la production intellectuelle, ce sont des écrivains, des artistes, des philosophes, les Naville, les Scherer, et, dans les générations plus jeunes, les Marc Monnier, les Cherbuliez. De tout cela devait sortir un grand travail d’idées, Sous la monotonie extérieure d’une existence à qui ce beau pays semblait offrir de plus vastes horizons que le destin ne lui en avait ouvert, il y avait comme une fermentation intellectuelle dont beaucoup ne s’apercevaient pas et dont ce Journal intime a révélé tardivement à ses amis eux-mêmes l’ardent et délicat secret.

Henri Amiel, mort il y a dix-huit mois à Genève, le 11 mai 1881, à l’âge de soixante ans, était un inconnu ou à peu près pour la France, dont il pratiquait la littérature en vrai critique et dont il maniait habilement la langue. Plusieurs ouvrages, écrits avec grand soin et même avec une sorte de raffinement, n’avaient pas fait franchir à son nom cette zone de la petite patrie où il vivait et qui garde en réserve un certain nombre de célébrités locales, dignes assurément d’un plus vaste théâtre. Peut-être y avait-il à cette obscurité relative des motifs dont nous tâcherons de nous rendre compte plus tard. Quoi qu’il en fût, ce nom, quelquefois cité dans des articles d’amis que l’on soupçonnait de complaisance, n’était pas de ceux qui s’étaient imposés à la curiosité de Paris. On ne s’était