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guère enquis de lui, et le lendemain de chacun de ses ouvrages la critique littéraire passait à l’ordre du jour. Sa mort ne fit aucune impression ; ce n’est que depuis quelques jours à peine que l’on s’informe de sa vie. A cet égard, nous ne trouvons qu’un petit nombre de renseignemens positifs dans l’étude de M. Scherer, qui ne se préoccupe guère, avec raison, que de la biographie morale, bien plus intéressante que l’autre. Quelques faits et quelques dates nous suffiront d’ailleurs pour tracer le cadre de cette existence, toute remplie par la pensée. Nous les emprunterons à son ami, je dirais presque son révélateur ; car c’est lui, sans doute, qui aura inspiré aux éditeurs le courage de mettre enfin à sa place et dans sa vraie lumière, par une exhumation de feuilles condamnées à périr, la figure étrange et sympathique de ce méditatif.

Il s’exhale de plusieurs de ces feuilles retrouvées un souvenir amer des années d’enfance et même de première jeunesse. M. Scherer nous dit que ce qu’il a pu savoir ne justifie pas complètement des impressions si douloureuses. Amiel fut orphelin de bonne heure, ce qui sans doute est un très grand malheur et prédispose une âme délicate à souffrir ; mais quand il se plaint ensuite d’avoir été jeté comme étudiant dans la société de camarades railleurs et égoïstes, on fait observer avec raison que c’est assez la manière d’être de la jeunesse, et que d’ailleurs Amiel forma aussi sur les bancs de l’école de bonnes et durables amitiés. De même, quand il accuse avec quelque vivacité l’esprit genevois comme incompatible avec sa nature, quand il gémit d’avoir été tout jeune rejeté sur lui-même, condamné à la défiance et à la solitude, c’est la société en général qui est en cause plutôt que le tempérament national, avec lequel il prétend ne pouvoir s’accommoder. Il y a difficulté de vivre partout, pour un penseur et pour un artiste en contact avec les défauts des autres hommes, d’ordinaire très pratiques et portés à la moquerie pour tout ce qui s’élève ou s’isole. « Le monde est à peu près partout le même. Il ne faut pas lui demander de ressembler à une université allemande. »

C’est là, en effet, dans les universités allemandes, qu’Amiel avait trouvé la vraie patrie de sa jeunesse imaginative. Sept années (de 1842 à 1849) avaient été consacrées à des voyages en Italie, en France, en Allemagne. Un séjour très prolongé à Heidelberg et à Berlin représentait pour lui les Années d’apprentissage que Goethe impose à Wilhelm Meister. « Ces années, disait-il plus tard, ont été les plus importantes de ma vie ; elles ont été le noviciat de mon intelligence, l’initiation de mon être à l’être[1]. » Une sorte de mysticisme vague,

  1. Journal intime, p. 5.