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centre des idées pures, dans l’idéal éther où toute vie remonte, d’où toute vie descend, qu’était-ce, en effet, que le jeu puéril et violent des rois et des peuples ? Qu’était-ce que la lutte de Frédéric-Guillaume IV avec la diète, ou la révolution de 1848, ou le parlement de Francfort ? Des jeux de fourmilières, un tourbillon d’atomes dans un coin perdu de l’espace, l’agitation d’une minute. — Certes, une pareille initiation dut avoir une grande influence sur le développement ultérieur de son esprit. Mais tout ne fut pas gain pour le jeune néophyte de la philosophie germanique. Il avouait lui-même plus tard qu’il avait eu quelque peine à secouer le joug un peu lourd qu’il avait mis sur sa pensée ; certaines habitudes d’idées, certaines étrangetés de style qui restèrent en lui comme la marque de fabrique sur son esprit, lui firent regretter quelquefois d’avoir prolongé trop longtemps son séjour au milieu des philosophes allemands.il y avait contracté le goût de cette extase spéculative qu’il appelait une fantasmagorie de l’âme, où il s’était bercé avec une sorte de volupté, comme un yôghi hindou, dans l’horreur des formes et des phénomènes, dans une sorte d’ivresse oublieuse de la réalité de chaque jour, de la vie enfin.

En 1849, il rentrait à Genève pour n’en plus guère sortir. « Il avait vingt-huit ans ; sa physionomie était charmante, sa conversation animée, aucune affectation ne gâtait l’impression favorable qu’il faisait. Jeune et alerte, Amiel semblait entrer en conquérant dans la vie. On eût dit que l’avenir lui ouvrait ses portes à deux battans. Que d’espérances ses amis ne fondaient-ils pas sur une si vive intelligence mûrie par de beaux voyages et de longues études[1] ! » Pourquoi et comment ces brillans pronostics furent successivement démentis, on le pressent déjà. Il avait trop rêvé, il avait pris l’habitude et la passion de cette sorte de hachich intellectuel qui exalte et énerve. Cependant on se tromperait si, d’après la note dominante du Journal intime, on s’imaginait que ce fût, en apparence, un triste ou un désespéré. S’il y eut bien des angoisses, elles furent intérieures ; Amiel ne menait pas dans le monde l’appareil funèbre d’un René ou d’un Obermann. On nous dit que c’était seulement la plume à la main, en se remettant sans cesse en face de sa destinée pour l’interroger, qu’il rouvrait forcément les sources de sa tristesse. « Aussi sa chronique quotidienne renferme-t-elle peu de traces de gaieté, tandis que l’écrivain en avait, et beaucoup, dans le caractère. Mes souvenirs me le rappellent vif, en train, un charmant compagnon. D’autres qui l’ont connu plus longtemps et mieux que moi confirment ces impressions. La mobilité de sa disposition

  1. Étude, p. XV.