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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/808

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de piété panthéistique, une émotion religieuse achevant le mouvement scientifique et transfigurant la pensée en amour, semble, à cette époque, s’être emparé de lui et gouverner les puissances inquiètes de son âme. Il célébrait en écrivant à ses amis « ces momens de résonance parfaite, d’harmonie intérieure, où la contemplation fait vibrer toutes les fibres de l’âme… ces heures où tout est transparent, où l’on aime toute la création, où l’on palpite dans la lumière… » Et plus tard, se souvenant des bonnes fortunes idéales de ce temps privilégié, « il n’est pas de joies si profondes, disait-il, que je ne les aie traversées. Ravissement du beau, félicité pure de la sainteté, sérénité lumineuse du génie mathématique, contemplation sympathique de l’historien, passion recueillie de l’érudit, culte respectueux et fervent du naturaliste, ineffables tendresses d’un amour sans limites, joie de l’artiste créateur, vibrations à l’unisson de toutes les cordes : n’ai-je pas eu des heures pour tous ces sentimens[1] ? » En même temps, il s’exhortait, dans son cabinet d’études qui était comme un sanctuaire, à une sorte de stoïcisme à la façon de Zénon ou de Spinoza : « Si la mort te laisse du temps, tant mieux. Si elle t’emporte, tant mieux encore. Si elle te tue à demi, tant mieux toujours, elle te ferme la carrière du succès pour t’ouvrir celle de l’héroïsme, de la résignation et de la grandeur morale. Toute vie a sa grandeur, et comme il t’est impossible de sortir de Dieu, le mieux est d’y élire sciemment domicile[2]. »

Évidemment sa vie intellectuelle est alors sous l’empire magique de l’idéalisme de Schelling, qu’il a dû entendre et pratiquer à Berlin, dans la seconde manière de cette philosophie attirante et vague, où le maître illustre tenta de christianiser son panthéisme. C’est de cette empreinte que l’esprit d’Amiel parait avoir reçu et gardé la trace la plus profonde. N’est-ce pas encore le disciple de Schelling qui écrivait à la même date des pensées dans le genre de celle-ci ? « Juger notre époque au point de vue de l’histoire universelle, l’histoire au point de vue des périodes géologiques, la géologie au point de vue de l’astronomie, c’est un affranchissement pour la pensée. Quand la durée d’une vie d’homme ou d’un peuple nous apparaît aussi microscopique que celle d’un moucheron, et inversement la vie d’un éphémère aussi infinie que celle d’un corps céleste avec toute sa poussière de nations, nous nous sentons bien petits et bien grands, et nous pouvons dominer de toute la hauteur des sphères notre petite existence et les petits tourbillons qui agitent notre petite Europe. » Des hauteurs de l’empyrée où trônait alors son esprit au

  1. Étude, p. XIV.
  2. Berlin, 10 juillet 1848.