la Bible. Les mystères de l’Apocalypse l’attirent, comme tous les réformateurs. Lui aussi, il a cherché l’explication du chiffre de la Bête et n’a pas été plus heureux que ses devanciers. Il s’informe avidement des solutions que donnent de telle ou telle difficulté « ceux qui expliquent à Moscou. » Sur la vie future, il est très réservé, et les positivistes ne désavoueraient pas son langage. Il croit que le royaume du ciel doit être réalisé sur cette terre. « Il faut que le règne arrive sur la terre par la justice et l’amour. Ce qui sera là, et il montre le firmament, — je l’ignore, je n’ai pas été dans ce monde ; là, peut-être n’y a-t-il que ténèbres. » — « Souvent le soir, raconte M. Prougavine, las de nos discussions prolongées, Sutaïef s’asseyait devant sa fenêtre ; tout pensif, il regardait les champs et me disait avec un sentiment inexprimable dans la voix : « Ah ! si quelqu’un m’enseignait en quoi je me trompe, en quoi je m’éloigne de la vérité, je servirais cet homme jusqu’à la mort… Vrai, je ne sais pas ce que je ne lui donnerais pas… » Vous l’entendez, dans cette isba, le vieux cri déchirant de l’humanité. Nulle part aujourd’hui il ne retentit plus fréquent et plus suppliant que dans ce peuple russe, si justement appelé par un de ses grands écrivains « un vagabond moral. » Dernièrement, à Saint-Pétersbourg, deux jeunes gens convenablement mis, des commis de magasin, semblait-il, se présentèrent à l’une des assemblées religieuses dites redstokistes, — j’aurai plus loin l’occasion d’expliquer ce mot, — et s’adressant, du ton dont le mendiant de la rue implore du pain, à l’inconnu qui parlait, ils lui dirent avec la même angoisse : « Faites-moi croire ! faites-moi croire ! » Dans l’ombre, ils sont peut-être des milliers qui ont cette sainte et terrible soif, qui cherchent et s’écrient, comme Luther à la Wartbourg : « Qu’est-ce que la justice et comment l’aurai-je ? » C’est à bon droit que M. Prougavine intitule ses articles : « Ceux qui ont faim et soif de vérité. » Vérité, justice, car le mot russe pravda a les deux acceptions, ou pour mieux dire il implique les deux idées en une seule indivisible.
Partis à la recherche de la justice, on devine où arrivent ces pauvres ignorans : au communisme, au rêve confus d’une communauté paysanne qui aurait pour charte les Actes des apôtres. Quand Sutaïef passe de sa doctrine théologique aux doctrines sociales qui en découlent, on croirait entendre parler un de ses ancêtres directs, patarin ou anabaptiste. Le grand péché des hommes, c’est la division du sol, l’appropriation individuelle, en un mot. Parfois Sutaïef montre les champs environnans avec un geste d’indignation, en comptant les bornes et les limites. Paysan, il est avant tout frappé par les vices paysans, le vol et la tromperie ; c’est pour les supprimer qu’il veut supprimer la propriété. La même pétition de principes qui lui a fait condamner l’église, parce que ceux qui la fréquentent