sont méchans, lui fait condamner la propriété et ses garanties parce qu’elles n’empêchent pas le vol. « Quand on sera organisé, » il n’y aura plus qu’un seul bien, un seul gardien, un seul cœur. On ne verra plus ce scandale, les grosses et les petites parts, les milliers d’arpens des seigneurs. Nous touchons à la question brûlante ; il n’y a pas d’hésitation dans l’esprit du sectaire, les seigneurs doivent « rendre » la terre, « chacun doit travailler en commun, à la sueur de son front. » S’il avait un peu plus de culture, il ajouterait : A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ; il n’y aurait plus de nuances entre le moujik de Tver et les savans hommes que notre siècle a vus fascinés par les mêmes illusions. Tout cela n’est pas neuf : ce qui est intéressant, c’est le mobile unique de cette âme honnête dans ses divagations. Nulle convoitise chez Sutaïef, nulle aigreur, à peine le désir d’une répartition plus équitable ; ce qu’il poursuit, c’est la disparition du mal moral, engendré dans son idée par les conditions actuelles de la vie, c’est le rétablissement de « l’amour, » inconciliable avec ces divisions, ces précautions monstrueuses entre frères. Nulle menace non plus, nul appel à la force ; une confiance invincible dans le prosélytisme, dans la puissance de la vérité. Quand ses interlocuteurs lui opposent l’objection trop prévue : « Et s’ils ne veulent pas rendre la terre ? » Sutaïef répond avec assurance : « On les convaincra, ils verront qu’ils vivent dans le mensonge ; d’ailleurs on ne force personne dans le royaume de Dieu : ceux qui voudront rester dans l’esclavage du péché seront exclus de la communauté. » N’oublions pas que certaines chimères, qui pour nous planent dans l’absurde, redescendent dans le domaine du possible en ce milieu où se meut le paysan russe ; l’idéal de Sutaïef est à demi réalisé autour de lui ; il vit dans une communauté légale, fondée sur la propriété collective de la terre ; on a d’un trait de plume exproprié les seigneurs à son profit il y a vingt ans, et rien ne lui défend d’espérer le complément d’une opération aussi simple. La théorie s’achève avec les conséquences attendues : pas d’usure, pas de commerce, pas d’argent, pas de juges dans le futur paradis terrestre. Enfin plus de guerre et plus de soldats ; Turcs, Tatars, juifs, les hommes de toutes communions et de toutes langues sont frères, fils du Père céleste. « Et si le Turc veut s’emparer de nous ? objecte un politique du village. — Il ne s’emparera de nous que si l’amour nous fait défaut. Nous irons, nous parlerons, nous combattrons avec le glaive spirituel. » Hélas ! une fois déjà le « glaive spirituel » s’est heurté à l’épée de fer de la loi. Le plus jeune fils de Sutaïef a dû partir pour le service ; ce néophyte s’est présenté au commandant de recrutement, armé des textes de l’évangile : fort de leur évidence, il a refusé de prêter le serment et de prendre un fusil à l’exercice ; à toutes
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