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doute, mais enfin qui ne paraît pas absolument décisif : c’est que l’intelligence de l’homme est supérieure à celle des autres êtres.

Laissons d’abord de côté la sociabilité. Aristote avait défini l’homme : un animal politique, c’est-à-dire sociable. Mais bien des êtres sont sociables. On trouve chez beaucoup d’espèces animales des formes sociales organisées sur un plan très savant. On pourrait, à ce propos, parler des éléphans, des castors, des abeilles ; qu’il suffise de rappeler l’étonnante organisation des sociétés de fourmis. Tout le monde sait qu’il y a là de véritables institutions politiques, et que chez bien des peuplades sauvages ou civilisées on ne trouverait rien d’aussi parfait. Dans certaines fourmilières, il y a une reine, entourée de quelques mâles dont le rôle est de perpétuer l’espèce. A côté de cette aristocratie vivent de nombreux individus, parqués en castes distinctes, et chargés de veiller au salut public. Il y a des soldats armés de puissantes mandibules, il y a des ouvriers qui creusent la terre et établissent des galeries, il y a aussi des esclaves et des gardiens de ces esclaves, avec des exploitations agricoles et un véritable bétail, constitué par les pucerons. Tous ces individus, soldats, ouvriers, agriculteurs, accomplissent leur fonction sans hésitation et sans défaillance. Si quelque péril menace la société, on voit aussitôt chaque citoyen courir à son poste, et remplir résolument le rôle qui lui est assigné. Trouverait-on chez les sauvages de la Patagonie ou de la Tasmanie des institutions aussi savantes, des sociétés politiques aussi parfaites que dans les humbles républiques de fourmis ? Quant à ce qui est de faire du feu, il est évident qu’aucun animal n’a atteint un degré d’intelligence suffisant pour exercer cette industrie. D’ailleurs on pourrait citer d’autres exemples tout aussi probans. Tailler des pierres ou des morceaux de bois, manier une arme de jet, se tisser des vêtemens : voilà des témoignages d’intelligence que semblent donner les sauvages, même les plus incultes, et qu’aucun animal, même le plus civilisé, n’est en état de fournir.

Si le fait de tailler des pierres, de lancer des flèches, d’allumer du feu, était une caractéristique de tout être humain, il s’ensuivrait que tout être humain doit jouir de cette faculté, à l’exclusion de tout animal. Mais s’est-on bien assuré que tous les sauvages sont capables de ces primitives industries ? A-t-on acquis la preuve formelle que nul animal ne peut allumer du feu, tailler des pierres ou lancer des flèches ? Si l’on vient un jour à découvrir dans quelque forêt du Congo un singe qui sait lancer des flèches, il faudra donc considérer ce singe comme un homme ; ce qui sera tout simplement absurde. Réciproquement, si quelque explorateur découvre, dans la Nouvelle-Guinée ou ailleurs, une peuplade où l’art d’allumer du feu et de cuire les alimens soit inconnu, il devra considérer cette peuplade, fût-elle absolument humaine, comme une troupe de singes.