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la force ni la santé, car les animaux herbivores sont plus vigoureux et mieux portans que les carnassiers.

Ces argumens ont de la valeur, mais que peuvent-ils contre les faits ? La société, ou plutôt les sociétés actuelles, sont constituées depuis longtemps, et il n’y a pas à les édifier sur de nouveaux plans. C’est folie que de vouloir se mettre en travers de l’opinion universelle et prétendre à bouleverser les mœurs générales. L’homme vit et prospère avec une alimentation mixte. Qui sait si une alimentation exclusivement végétale ne le ferait pas promptement dépérir ?

Une raison sentimentale, si séduisante qu’elle soit, n’arrivera pas à détruire des usages séculaires. Des populations tout entières vivent de la pêche : d’autres vivent de bétail ; d’autres, moins nombreuses, vivent de la chasse ; cela est, et cela sera ainsi, quoi qu’on fasse. Chaque jour, la consommation des alimens animaux augmente. On peut s’y résigner ou s’en réjouir, mais à cette marche progressive de l’alimentation animale personne ne saurait efficacement mettre un frein[1].

De ce que l’homme a le droit de tuer un animal pour vivre de sa chair, il ne s’ensuit pas qu’il ait le droit de le faire souffrir avant de le tuer. Autant il parait légitime d’égorger un mouton pour en faire notre nourriture, autant il paraîtrait cruel de prendre ce mouton et de l’exposer à la torture pour le vain plaisir d’examiner ses contorsions et de se réjouir de sa douleur.

C’est pourtant cette douleur et ces contorsions qu’examinent curieusement les physiologistes qui font des vivisections. Aussi beaucoup de gens honorables, en France et surtout en Angleterre, pays fort humain, comme on sait, ont, à plusieurs reprises déclaré que la vivisection est une coutume barbare, indigne d’une civilisation polie. Des polémiques ardentes ont été engagées à ce sujet ; des flots d’encre ont été versés, et le paradoxe de l’antivivisection a pris une certaine consistance. Qu’il nous soit permis d’exposer très sommairement l’état de la question. Elle se pose ainsi : L’homme a-t-il le droit de faire, pour son utilité ou sa curiosité, souffrir des êtres vivans ?

Remarquons d’abord que, si la vivisection est proscrite, il est impossible d’arrêter cette mesure à tel ou tel animal. Si la morale nous interdit d’expérimenter sur le chien, au même titre il faudra respecter le chat, et, au même titre encore, le lapin, la poule, la tortue, la grenouille. Si l’on défend la grenouille, comment permettre le limaçon, l’huître, la méduse ? Bientôt on arrive à ces êtres

  1. Les théories végétariennes, mêlées de vérités et d’erreurs, seraient bien intéressantes à examiner de près. Nous ne pouvons ici les étudier avec tous les détails qu’elles comportent.