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librairie du synode, acheta un alphabet, une Bible eu langue vulgaire, et sur ce texte, il s’apprit à lire : au prix de quel labeur, on le devine. Quand il put comprendre l’évangile, il s’absorba dans cette lecture. Alors se fit dans cet esprit l’opération inévitable. Un monde nouveau, inconnu et rêvé pourtant, naissait devant ses yeux éblouis, condamnation vivante de l’autre, du monde réel ; tous les troubles antérieurs étaient justifiés, les vagues dégoûts de la conscience prenaient corps et se légitimaient, appuyés sur l’autorité du livre ; l’esprit tourmenté du besoin de critique avait trouvé un instrument de critique infaillible : il l’appliqua à tout, rien ne résista. « J’achetai un évangile, je me mis à lire, je m’y enfonçais, je m’y enfonçais… Je trouvais le mensonge dans l’église, le mensonge autour de moi, dans tout le mensonge… Je me mis à chercher la vraie foi… J’ai cherché longtemps ! » Le travail de destruction suit sa progression forcée : impitoyablement logique pour lui-même, l’homme rejette peu à peu de sa vie tout ce que son critérium condamne. C’est d’abord le commerce, où il n’a vu que fraude et vol ; son patron surfait la marchandise, vend pour bonnes des pierres avec des pailles ; chacun dans sa partie, tous les commerçans du quartier font de même ; tous ne pensent qu’à amasser un capital, à lui faire porter des intérêts, or « il ne faut pas de capital, d’intérêts. » Le commerce est jugé : Sutaïef l’abandonne et revient au village. Ce qu’il ne dit pas et ce qu’on a su d’ailleurs, c’est l’emploi de ses économies ; il avait mis de côté 1,500 roubles, plus de 4,000 francs, et des billets à ordre pour d’autres sommes ; les billets furent déchirés et l’argent distribué aux pauvres. Je recommande cette logique à nos communistes de club. Au village, il ne trouva guère plus d’édification ; les paysans sont aussi voleurs que les marchands, ivrognes et querelleurs en plus ; l’église et son pasteur ne répondent pas à l’idéal évangélique. Alors lui remontent à l’esprit une foule de souvenirs d’autrefois, les tristes exemples qui l’étonnaient jadis, qui l’indignent aujourd’hui : des prêtres vus en état d’ivresse, d’autres qui mettent les sacremens à l’encan.

Un jour, il avait porté à l’église son petit enfant qui venait de mourir ; le prêtre demande 50 kopeks pour l’enterrer ; Sutaïef n’en peut donner que trente ; on marchande sur le corps du petit : le prêtre ne cède pas ; le père, révolté, se dit qu’une bénédiction achetée ainsi ne peut pas ouvrir les cieux, qu’elle est inutile, il remporte son enfant et l’enterre la nuit, sous le plancher, sans bénédiction. Une autre fois, Sutaïef voit le prêtre entrer dans la maison avec la croix, réclamant pour le baptême d’un enfant nouveau-né. Le novateur prend son évangile pour prouver que le baptême doit être administré aux adultes, suivant l’exemple du Christ ; il veut discuter ; le