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moyen, mais le courage m’a manqué. Oui, c’est le courage qui manque… »

C’est fou et c’est superbe. Quel pays, celui qui garde dans ses vastes réservoirs des sources pareilles de foi et de volonté ! et qu’il faut lui souhaiter l’homme de haute science et de bon cœur qui comprendra ces forces élémentaires, les maniera avec intelligence et pitié, les conduira résolument à l’idéal nouveau vers lequel elles gravitent !


IV.

J’ai exposé rapidement le système religieux et social de ce pauvre paysan, système tel que pouvait le faire une pensée primaire tournant désespérément sur elle-même ; il n’est ni neuf, ni original, ni pratique ; l’intérêt n’est pas là. J’ai hâte d’arriver à ce qui nous intéresse, l’histoire morale de cet homme, les accidens de la vie ou le travail intérieur qui ont donné ce tour particulier à sa pensée. Cette histoire morale, il l’a racontée involontairement, à bâtons rompus, dans ses longs entretiens avec M. Prougavine. Justement curieux de constater avant tout la spontanéité du cas de Sutaïef, notre auteur l’a pressé d’interrogations, toujours satisfaites avec une parfaite sincérité. M. Prougavine dit être certain, — retenons bien ce point, — que le sectaire n’a subi aucune influence extérieure, qu’il est le fils de ses propres méditations.

Quand il se maria, il y a vingt ans, Sutaïef était illettré. À cette époque, il allait, durant les hivers, travailler à Saint-Pétersbourg comme tailleur de pierres. Beaucoup de paysans du village de Chévélino se lèguent de père en fils ce métier ; l’été, ils cultivent leur maigre lot de terre ; comme le produit ne suffit pas à nourrir la famille et à satisfaire le collecteur de l’impôt, ils s’expatrient à l’automne et vont se louer dans la capitale aux chantiers de construction, aux ateliers de marbriers. C’est dans un de ceux-ci que travaillait Sutaïef. Habile à cette besogne, il gagnait de bons salaires. Cependant, il voyait le monde en noir ; ce monde n’était pas construit comme il eût voulu, tout ce qu’il en connaissait heurtait sa droiture naturelle. Le prêtre de sa paroisse nous a dit quel chrétien fervent c’était jadis ; des scrupules religieux épouvantaient sa conscience, il se disait que tout était péché dans la vie. Il parla de ses peines à un ecclésiastique de Saint-Pétersbourg, qui lui conseilla de lire l’évangile pour se fortifier. Cette idée lui était bien venue que la parole de Dieu devait expliquer tant de choses qui lui semblaient obscures ; mais il était illettré ! N’importe ! il entra à la